Avec Bhoutan, Portrait d’un royaume, les Éditions du Pacifique publient l’un de ces livres rares où l’image et le texte se répondent pour construire autre chose qu’un simple album de voyage : une véritable immersion, lente, contemplative, presque initiatique, dans l’un des derniers royaumes himalayens à avoir préservé un mode de vie profondément ancré dans la spiritualité.

Acteurs dans leurs riches costumes traditionnels. Ils participent au festival du Rhododendron à Merak, dans les hautes terres de Trashigang. Pendant une semaine, les coutumes semi nomadiques de la région sont à l’honneur. Avant 2012, Merak n’était pas accessible par la route. Bhoutan oriental. © Stéphan Gladieu.

Le pari du livre est ambitieux. Réunir onze photographes internationaux, chacun ayant visité le Bhoutan pour saisir une saison, une lumière, un fragment de vie. Les noms parlent d’eux-mêmes : Steve McCurry, Vincent Munier, Raghu Rai, Michael Yamashita, Matthieu Ricard… Autant de sensibilités différentes, mêlant documentaire, poésie visuelle et regard humaniste. Résultat : un corpus d’images d’une grande diversité, qui évite l’écueil du regard unique pour composer une mosaïque visuelle d’une richesse rare.

L’ouvrage résulte d’une commande de Sa Majesté la Reine Jetsun Pema Wangchuck. «  Ces artistes se sont pleinement investis, ce dont je leur suis reconnaissante « , explique-t-elle. Vous trouverez aussi parmi leurs clichés des photographies prises par le Roi lui-même, passionné par cet art. Et la Reine d’ajouter :  » Dans un monde enclin à l’oubli et aux dissensions, ces photographies nous rappellent ceci :
la douceur est force,
l’amour est protection,
la bonté se perpétue sur des générations
« 

Un héritage bouddhiste

Deux femmes rient devant l’objectif du Roi dans le village de Chusa, district de Lhuntsé. Cette visite royale faisait partie d’une initiative nationale de don des terres que possédait l’Etat aux personnes qui l’habitaient ou la travaillaient. Le meilleur usage qu’on puisse avoir de ces terres, a déclaré le Roi en lançant ce programme, est de la restituer aux gens qui la font vivre, afin qu’ils la fassent prospérer pour les générations futures. Mars 2009. © Sa Majesté le Roi Jigme.

Le Bhoutan se distingue par sa singularité culturelle, son héritage bouddhiste et son équilibre entre acquis et évolution contemporaine. Introduit au bouddhisme par Guru Rinpoche au VIIIᵉ siècle, unifié par Zhabdrung Ngawang Namgyel au XVIIᵉ siècle, le pays a ensuite été modernisé par la dynastie Wangchuck, qui a instauré une monarchie constitutionnelle et, en 2008, une démocratie parlementaire. Aujourd’hui, sous le règne du cinquième roi, Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, le Bhoutan poursuit son chemin, conciliant modernité, tradition et respect de la nature.

Riche d’une biodiversité exceptionnelle et d’une identité culturelle forte, le « pays du Dragon du Tonnerre » a choisi un développement durable plutôt que la croissance matérielle, devenant un modèle de gouvernance et une nation à empreinte carbone négative. L’Indice de Bonheur National Brut, créé par le quatrième roi Jigme Singye Wangchuck, incarne cette philosophie, plaçant le bien-être humain et environnemental au cœur des politiques nationales.

Une femme effectue une circumambulation autour de la statue de Guru Rinpoche à Takila, rosaire à la main. La circumambulation, ou kora, effectuée dans le sens des aiguilles d’une montre autour d’un lieu saint, est un acte de piété symbolisant la roue du Dharma. Elle permet d’accumuler les mérites et de se purger de son mauvais karma. Bhoutan oriental. © Steve McCurry.

Comme en témoigne Steve McCurry, le Bhoutan révèle sa profonde identité bouddhiste à travers la vie quotidienne et les rituels spirituels. Les prières flottant dans le vent, les débats philosophiques des moines et les gestes de compassion envers les lamas illustrent une piété vivante et incarnée. Les fêtes religieuses, comme les tshechu avec leurs danses cham, renforcent les liens communautaires tout en célébrant la spiritualité. La circumambulation et les prosternations, pratiquées par tous, témoignent d’une foi joyeuse et persévérante, où la discipline religieuse se conjugue avec humanité et optimisme.
Pour Matthieu Ricard, c’est un pays où « la terre est bouddhiste, l’air est bouddhiste », où chaque vallée, rocher ou torrent recèle une légende et une sacralité.

Un mélange unique d’harmonie, de silence et de profondeur

Une forêt d’oriflammes de prière près de Dechen Phodrang, un monastère du district de Thimphu. Au Bhoutan, ces oriflammes sont omniprésentes : près des temples, sur les montagnes, aux confluences des rivières. Y sont imprimés des mantras et des lungta (chevaux du vent) : ils portent les prières dans les airs. Bhoutan occidental, 1983. © Matthieu Ricard.

Le récit s’ouvre sur un texte de l’écrivain Pico Iyer où il évoque le Bhoutan de 2016, près de trente ans après sa première visite. Dès l’atterrissage à Paro, il est frappé par la beauté immobile du pays : montagnes couronnées de temples, vallées silencieuses, villages traditionnels. Malgré quelques signes de modernité, librairies branchées, restaurants étrangers, Thimphu, la capitale, conserve son atmosphère sereine, ses temples vivants et la douceur de ses habitants. La ville révèle un nouveau visage, cosmopolite et charmant, sans perdre son calme profond. Hors de la capitale, le pays reste d’une beauté intacte, presque sacrée, une impression que l’auteur n’a jamais retrouvée ailleurs dans le monde. Il se remémore son premier voyage en 1988 : un royaume encore plus isolé, presque hors du temps, sans télévision ni presse, où l’on comptait à peine 1500 touristes par an. Thimphu était alors un village élargi, rythmé par les coutumes : kora (circumambulations) autour des stupas, archers s’entraînant avec adresse, vie quotidienne simple et hospitalière. Ses voyages à travers les dzong, les monastères et les montagnes lui avaient laissé le souvenir d’une terre indestructible, empreinte de spiritualité et de paix. Le Bhoutan, dit-il, est un lieu de purification et de régénération, où la nature et la sagesse ancienne inspirent bonté et apaisement.
Aujourd’hui, certes, on constate certains changements : jeunesse connectée, innovations technologiques, ouverture internationale, mais le Bhoutan demeure fidèle à son âme : pas un feu rouge en ville, sérénité omniprésente, liens étroits avec la tradition. Au terme de son récit, le narrateur célèbre ce royaume qui sait s’ouvrir au monde tout en préservant l’essentiel : un rythme paisible, une profondeur rare, une chaleur humaine et spirituelle qui ne s’est jamais démentie en trente ans.

Le Bouthan au fil des saisons

La fine couche de glace qui recouvre ces lacs d’altitude évoque la fragilité des écosystèmes alpins. Les 2 500 lacs glaciaires du Bhoutan du Nord procurent des ressources en eau indispensables aux montagnards, mais le réchauffement climatique les met en danger. © Michael Yamashita.

L’ouvrage déroule ensuite des images selon l’ordre des saisons, offrant un rythme presque cinématographique. Le printemps déborde de couleurs et de fêtes ; l’été respire la ferveur des vallées ; l’automne offre ses ors aux cérémonies et l’hiver révèle les silhouettes des monastères suspendues dans le silence. Le lecteur avance ainsi dans un pays qui semble se déployer par strates et non comme une succession de cartes postales.

Des chevaux lourdement chargés traversent un pont de bois, en route pour le campement de Rodophu, une des étapes du Snowman Trek. Cette randonnée de haute altitude, particulièrement exigeante, offre des paysages stupéfiants et des rencontres avec les populations montagnardes les plus isolées du pays. Au printemps et en automne, elle attire les randonneurs expérimentés du monde entier. Bhoutan du Nord. © Karma T. Dorji.

À ces images magnifiques répond le texte de Matthieu Ricard. Son rôle ici n’est pas celui d’un guide mais d’un témoin privilégié de la culture himalayenne. Son écriture douce, précise et méditative donne au livre une dimension intérieure qui dépasse largement le commentaire photographique. Matthieu Ricard ne décrit pas seulement, il éclaire. Il rappelle, par exemple, cette idée fondamentale de la spiritualité bhoutanaise : « Au Bhoutan, la frontière entre la vie quotidienne et la vie spirituelle est mince, presque imperceptible. Les temples ne dominent pas le paysage, ils l’habitent, comme les prières habitent le souffle. »

Ce ton, à la fois simple et profond, traverse l’ensemble de l’ouvrage. Le moine-photographe ne cherche jamais à idéaliser le pays, mais à restituer la cohérence d’un peuple pour qui le rapport au sacré reste structurant, même à l’ère de la modernité. En cela, son regard accompagne les images plutôt qu’il ne les explique, donnant au livre un axe de lecture sensible. Pendant onze ans au Bhoutan, Matthieu Ricard a été témoin de la vie spirituelle intense du pays : des cérémonies drupchen, « grand accomplissement », où méditation, musique et mandalas accompagnent huit jours de prières, aux danses sacrées cham, véritables méditations en mouvement destinées à purifier l’esprit et transmettre des bénédictions. L’humour des atsara, clowns rituels, équilibre solennité et gaieté, reflétant l’âme bhoutanaise, profondément pieuse mais joyeuse.

Les danseurs exécutent le cham durdak, ou danse des seigneurs du lieu de la crémation. Le costume de squelette symbolise l’impermanence et la libération des liens qui rattachent au monde matériel. © Matthieu Ricard.

L’un des grands mérites de l’ouvrage est de marier le spectaculaire et l’intime. Aux grandes images de paysages himalayens répondent des portraits d’une grande pudeur : un moine enfant penché sur un texte sacré, une vieille femme ajustant sa robe traditionnelle, un groupe d’hommes préparant un rite agricole. Ce sont aussi ces scènes modestes qui donnent au livre sa sincérité. Car malgré son format luxueux et son ambition artistique, Bhoutan, Portrait d’un royaume ne cède pas à l’exotisme. Il offre un pays vivant, habité, traversé de contradictions, mais encore façonné par une mémoire spirituelle tenace.

Une jeune fille porte son jeune frère sur le dos. Au Bhoutan, les enfants les plus âgés s’occupent des benjamins quand les parents travaillent aux champs. Bhoutan central. © Steve McCurry.

L’ouvrage lui-même est à la hauteur de son contenu : grand format, impression irréprochable, qualité des couleurs et du papier. Un livre clairement destiné à être feuilleté, offert, transmis. Une fenêtre sur un monde où nature, spiritualité et quotidien demeurent intimement liés. En ce sens, et grâce à la justesse du texte de Matthieu Ricard notamment, il s’impose comme l’un des plus beaux hommages visuels à ce pays singulier.
Un livre qui ne se « regarde » pas seulement : il se contemple.

Photographies de Olivia Arthur ● Chien-Chi Chang ● Karma T. Dorji ● Stéphan Gladieu ● Steve McCurry ● Vincent Munier ● Gueorgui Pinkhassov ● Raghu Rai ● Matthieu Ricard ● Melisa Teo ● Michael Yamashita
Contribution spéciale de Sa Majesté le Roi Jigme
Textes de Pico Iyer, Kinley Dorji, Carina Fisher, Matthieu Ricard et Madeline Drexler.

Recension : Brigitte Postel

Bhoutan : Portrait d’un royaume https://leseditionsdupacifique.com/produit/bhoutan-portrait-dun-royaume/

  • Douze mois, dix photographes, une terre sacrée
  • Chaque exemplaire présente l’une des 12 couvertures créées par 12 photographes différents, attribuée de manière aléatoire.
  • 69 euros.