Bali reste un sanctuaire de traditions où danse et musique jouent un rôle essentiel dans la vie sociale et communautaire, jusqu’à provoquer certains états de transe. Ces danses, enracinées dans la spiritualité balinaise, sont exécutées lors de fêtes ou de cérémonies religieuses. Au-delà du spectacle aussi étonnant qu’envoûtant, si apprécié en Occident, elles incarnent le lien profond entre l’humain, la nature et le divin, intégrant récits mythologiques, croyances hindouistes issues du Ramayana ou éléments animistes.

Indonésie. Bali. Un prêtre ou pemangku bénit deux danseuses dans un temple avant une danse sacrée.  Sylvain Grandadam.
Indonésie. Bali. Un prêtre ou pemangku bénit une danseuse et un danseur dans un temple avant l’exécution d’une danse sacrée. © Sylvain Grandadam.

À Bali, la frontière entre le monde visible et invisible est poreuse. On y dénombre environ 20 000 sanctuaires et temples, depuis les plus majestueux jardins perchés sur les falaises jusqu’aux autels familiaux dressés dans les jardins privés. Impossible d’échapper à ce sentiment de spiritualité présent partout, statuettes de basalte noir agrémentées d’offrandes, fleurs, petits paniers de riz coloré abandonnés à chaque coin de chemin, femmes en sari allant au temple, un échafaudage d’offrandes portées sur la tête, notes cuivrées qui s’échappent d’un temple où répète un gamelan (1), l’orchestre de chaque village, qui donne son tempo à toute vie…. Ici tout est empreint de religiosité au point que tout acte échappé du quotidien parait s’effectuer selon une liturgie innée en chacun…

Indonésie. Bali. Les danseuses entament la danse du Sanghiang Dedari, entourées du choeur KecaK. Jbobo7/Commons.
Indonésie. Bali. Les danseuses entament la danse du Sanghiang Dedari, entourées du chœur Kecak. © Jbobo7/Commons.

La nuit descend vite à Bali, vers dix-huit heures toute l’année, et c’est le soir, après les taches d’une journée de labeur, que les Balinais passent sans hiatus au monde sacré : danse, musique, théâtre ou marionnettes peuplent la nuit de prières incarnées, l’art nait du quotidien et ignore ce qui appartient au profane ou au spirituel.
Parmi toutes les formes de danse, plusieurs tentent d’établir par la transe une communication entre notre monde matériel et les supposées forces spirituelles ou occultes avec pour objectif un désir d’élévation personnel, de purification, de protection de la communauté visant à en chasser les mauvais esprits, voire l’expression d’une énergie guerrière ancestrale. La musique issue du gamelan et ses percussions répétitives, ses mélodies envoûtantes, avec parfois un accompagnement choral, joue un rôle essentiel pour conduire la chorégraphie et induire un état de transe.

La transe du Sanghyang ou transe du feu

Indonésie. Bali. Les participants au Sanghiang, maisn levées, accompagnent la  transe. mckaysavage/Commons.
Indonésie. Bali. Les participants au Sanghiang, mains levées, accompagnent la transe. © mckaysavage/Commons.

Lorsque la lumière décline et que les ombres s’étirent sur les murs de pierre noire, une autre Bali s’éveille. Dans ces instants suspendus, Bali révèle sa part la plus invisible, la plus sacrée. Nous sommes au centre d’un village de la région de Karangasem, à l’Est de Bali (2) et nous allons assister à un Sanghyang Jaran, que l’on peut traduire comme la « monture sacrée ». L’espace est délimité rituellement par le pemangku, un prêtre de temple. Il est à noter que le lieu choisi est orienté selon la cosmologie balinaise, en relation avec les points cardinaux sacrés. Chaque direction est associée à une divinité, une couleur, un élément naturel, et un aspect de la vie spirituelle. Par exemple la montagne est la direction du sacré, en particulier le Mont Agung, le point le plus sacré de Bali. La mer est la direction de l’impur, symbole du chaos, etc.
Le rituel de purification ou melukat a pour but de nettoyer symboliquement le lieu.

Indonésie. Bali. Le prêtre prépare l'espace où sera exécuté un sanghiang dès la nuit tombée. Sylvain Grandadam.
Indonésie. Bali. Le prêtre purifie l’espace où sera exécuté un sanghiang dès la nuit tombée. © Rocky Sysy.


Le prêtre asperge l’espace de tirta (eau bénite), et utilise des fleurs, feuilles de palmier et fumée d’encens pour purifier l’air et éloigner les forces impures tout en récitant des mantra – souvent en sanskrit ou balinais ancien – pour sanctifier chaque direction de l’espace (nord, sud, est, ouest, centre). Il trace ensuite une limite physique avec des fibres de bambou et des cordelettes blanches (parfois avec des jeunes feuilles de cocotier tressées), marquant la séparation entre le monde sacré et le monde profane. Cette « barrière » empêche les énergies négatives ou les esprits errants d’entrer pendant la transe. La place devient ainsi un sanctuaire provisoire, un théâtre sacré pour les esprits.

Indonésie. Bali. Un tas de coques de noix de coco est incendié au milieu de l’arène où vont évoluer les danseurs. Jakub Halun/Commons.
Indonésie. Bali. Un tas de coques de noix de coco est incendié au milieu de l’arène où vont évoluer les danseurs. © Jakub Halun/Commons.

Un bûcher de coques de noix de coco, seule source de lumière de cette cérémonie nocturne, est allumé : ce seront les braises sur lesquelles la danse de transe aura lieu. Des offrandes sont placées aux quatre coins du périmètre, des offrandes de protection, d’appel pour inviter les esprits protecteurs ou hyang à descendre, et d’équilibre entre les forces du bien et du chaos. L’espace étant purifié et délimité, le pemangku invoque les esprits gardiens et les ancêtres, chante des formules de bienvenue et d’ouverture et invite les hyang à descendre dans le corps des danseurs. Les musiciens s’installent. La cérémonie débute avec des chants traditionnels (kekawin). Le gamelan s’anime, percussions métalliques et gongs se répondent dans une rythmique hypnotique. Un chœur Kecak (voir encadré), par son rythme, ses intonations et ses cris, soutient énergétiquement la montée en transe. Autour du cercle sacré, la communauté s’est réunie. La chaleur monte. Personne ne parle. Il ne s’agit pas d’un spectacle, mais d’un acte spirituel (3).

Indonésie. Bali. Un danseur de tari Kecak chevauche un cheval symbolique en osier et fibres de coco en traversant le brasier et en jetant des coups de pied dans les brandons enflammés. © Batubulan/Commons.
Indonésie. Bali. Un danseur de tari Kecak chevauche un cheval symbolique en osier et fibres de coco en traversant le brasier et en jetant des coups de pied dans les brandons enflammés. © Batubulan/Commons.

Les danseurs chevauchent symboliquement un cheval en osier ou en fibres de coco tressées, coincé entre leurs jambes. Par des chants, des invocations et des souffles rituels, les prêtres et chamanes (balian) ouvrent le canal aux esprits protecteurs. Les danseurs commencent à s’agiter de manière de plus en plus vive. Une fois en transe, les danseurs se mettent à trottiner, à hennir, à sauter : ils incarnent des chevaux divins, montés par les esprits. Ils se déplacent autour du brasier, traversent plusieurs fois les flammes pieds nus, sans ressentir ni manifester de douleur. Les braises incandescentes sont étalées au sol. Ils vont alors traverser le tapis de brandons, parfois en les frappant avec leurs pieds, porter des tisons à la bouche, les recracher. Ils peuvent tomber, rouler dans les cendres, se relever, semblant insensibles à la brûlure. Le moment est impressionnant, la tension palpable dans l’assemblée. Devant notre étonnement, un jeune balinais nous murmure « Lors du Sanghyang Jaran, le feu ne brûle pas, il purifie ». Soit !

Indonésie. Bali. Lors du Sanghiang, le danseur en transe invoque les esprits en tenant un bâton enflammé.
Indonésie. Bali. Lors du Sanghiang, le danseur en transe invoque les esprits en tenant un bâton enflammé. © Kristina S./Commons


Puis, le chœur ralentit, les chants deviennent plus doux. Les guides du rituel aident les danseurs à sortir de leur transe en les touchant, en soufflant sur eux ou en récitant des mantras. Les danseurs reprennent lentement leurs esprits, et sont souvent désorientés. La transe est « sécurisée » mais peut conduire à une fatigue extrême ou, dans de rares cas, à un déséquilibre émotionnel temporaire. Les danseurs ne se souviennent généralement pas de ce qui s’est passé pendant leur possession. Des offrandes sont alors faites pour remercier les esprits et sceller le rituel.

Le Sanghyang Dedari, transe céleste de jeunes filles vierges

Indonésie. Bali. Lorsque les jeunes filles entrent en transe, elles se balancent d’avant en arrière, murmurant des mots d’une voix rauque. Anom Harya/Commons.
Indonésie. Bali. Lorsque les jeunes filles entrent en transe, elles se balancent d’avant en arrière, murmurant des mots d’une voix rauque. © Anom Harya/Commons.

Une autre danse plus couramment rencontrée, est le Sanghyang Dedari. Dedari vient du javanais « dedara » signifiant « nymphe céleste » ou « esprit féminin venu du ciel ». Il s’agit d’un rituel de possession divine, destiné à purifier une communauté, prévenir les maladies, ou rétablir un équilibre spirituel après une épidémie, une sécheresse, etc. Les Balinais pensent que les hyang peuvent descendre temporairement dans le corps de jeunes filles pures, pour bénir un lieu ou un peuple. Ces jeunes filles sont préparées rituellement, notamment par un bain de purification et des prières quotidiennes avant la cérémonie. Le déroulement du rituel est similaire à celui du Sanghiang Jaran, tant au niveau de la purification de l’espace que des offrandes et de la musique.

Indonésie. Bali. La danse du sanghiang Dedari est exécutée par des jeunes filles qui servent de mediums avec le monde surnaturel lorsqu'elles sont possédées par les esprits. Casey Yancey/Commons.
Indonésie. Bali. La danse du Sanghiang Dedari est exécutée par des jeunes filles qui servent de mediums avec le monde surnaturel lorsqu’elles sont possédées par les esprits. © Casey Yancey/Commons.

Les deux jeunes filles (parfois trois) sont debout, les yeux fermés. Un chœur de femmes entonne des chants répétitifs. Un prêtre ou un chamane accompagne la performance et guide la danse avec des invocations. Les danseuses entrent dans un état de semi-conscience après de longues incantations du chamane. Leurs corps se meuvent avec une grâce aérienne, comme portés par des forces supérieures. Transmise de génération en génération, cette danse permet à la danseuse de devenir le médium par lequel se manifeste une entité protectrice ou guérisseuse. La fin de la transe est orchestrée par des gestes rituels précis, aspersion d’eau bénite et prières apaisantes.

Le Sanghyang

« Sang » est un préfixe honorifique balinais, marquant le respect ou la sacralité et « Hyang » est un terme ancien (sanskrit/balinais) désignant une entité divine, un esprit supérieur ou une force sacrée invisible. Le terme fait référence à des rituels de transe dansés par lesquels les interprètes entrent dans un état de conscience modifiée, appelé kerawuhan (descente, arrivée) ou nadi (devenir). Ce rituel particulier remonte bien avant l’arrivée de l’hindouisme sur l’île (entre le Ve et le VIIIe siècle). C’est un des rituels mystiques les plus anciens, un rite animiste destiné à communiquer avec les esprits protecteurs (les hyang) qui veillent sur les hommes et la nature. Il repose sur la croyance que les participants deviennent temporairement possédés par ces entités qui utilisent leurs corps comme véhicules pour bénir ou nettoyer l’espace, expulser les influences néfastes, purifier une communauté ou éloigner une maladie.
Chamane en transe. © Sylvain Grandadam.


Le Kecak ou Ketjak : la « danse des singes »

Indonésie. Bali. Les hommes débutent une danse Kecak.
Indonésie. Bali. Torses nus, les hommes débutent une danse rituelle Kecak. © Yves Picq/Commons.

C’est une danse très spectaculaire, souvent pratiquée dans la cour d’un temple, qui peut aussi aboutir à une transe. Merry Ottin et Alban Bensa (4) la relatent ainsi dans leur ouvrage « Le sacré à Java et à Bali » : « Autour d’un flambeau planté en terre, une centaine d’hommes assis en cercles concentriques, le torse nu et portant à l’oreille une fleur rouge, haussent et baissent les épaules, et crient en cadence : « Ketjak… Ketjak… » tandis qu’un récitant raconte en hurlant l’épopée du Ramayana. Les danseurs représentent l’armée des singes de Sugriwo (5). Très vite, leur chant devient envoûtant. Les hommes tressautent et lèvent tous ensembles les bras en l’air, si bien que dans la lueur du flambeau, ce sont des flammes rouges qui s’agitent. Puis d’un coup ils se couchent tous sur le dos comme les pétales d’une fleur trop vite éclose.

La voix des danseurs est très gutturale et le Ketjak prend vite la dimension d’un sabbat fantastique, d’une sorte de rite macabre et inquiétant. » Si à l’origine, la répétition du mot Ketjak avait pour objectif la transe, voire l’extase, ce n’est que récemment que cette cérémonie est devenue un ballet mettant en scène des épisodes du Ramayana. Et les auteurs de conclure « Le Ketjak prouve que la frontière entre le sacré et le profane est très mince à Bali et que l’affectivité des Balinais fait de tout évènement une manifestation religieuse. »


1 – Le gamelan

Le Gamelan est composé d’instruments traditionnels (gongs, métallophones, flûtes, cithares et tambours), et joue un rôle clé dans l’induction de la transe. Il permet d’appeler les esprits, de rythmer les offrandes, et d’ouvrir l’espace sacré lors des cérémonies. Les rythmes répétitifs et les mélodies envoûtantes créent une atmosphère propice à l’état modifié de conscience. De plus, les danses sont quasiment toujours animées et guidées soit par un Pedanda de la caste des brahmanes ou plus simplement par le « Pemangku » ou officiant religieux connaissant bien le rituel hindouiste, gardien du temple et de la liturgie, plus proche des célébrations populaires que le Pedanda. © Sri Laksmi.



2 – Ce rituel peut aussi se dérouler dans la cour d’un temple.

3 – Certains spectacles touristiques reprennent visuellement le Sanghyang, mais le vrai rituel se déroule dans un cadre communautaire, souvent inaccessible aux étrangers sans introduction.

4 – Le sacré à Java et à Bali, chamanisme, sorcellerie et transe, Robert Laffont, 1979.

5 – Sugriwa (Sugriwo en balinais) est le roi des singes vanaras, frère de Subali et allié du prince Rama. Il règne sur le royaume des singes appelé Kishkindha. À Bali, Sugriwo est souvent mentionné comme le chef originel de l’armée des singes, même si c’est Hanuman qui est le personnage le plus dynamique dans la narration de l’épopée du Ramayana et dans les spectacles. Le dieu-singe, allié du prince Rama, l’aide à combattre le démon Ravana pour libérer son épouse Sita. Dans les années 1930, le peintre allemand Walter Spies et le danseur balinais Wayan Limbak ont adapté ce rituel en une forme théâtrale inspirée du Ramayana, pour la rendre accessible au public, mais en conservant une base rituelle et chorale forte.

Texte : Sylvain Grandadam et Brigitte Postel

Photo Ouverture : Christopher Michel/Commons

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