En 2003, les archéologues suisses Charles Bonnet et Matthieu Honegger, découvrent à Doukki Gel en Haute Nubie – actuel Soudan – une cachette dans laquelle ont été déposés quarante fragments de statues en granit noir. Les pierres démembrées vont révéler sept magnifiques statues monumentales des cinq pharaons noirs, ces souverains africains qui ont régné sur la Nubie et l’Égypte pendant près d’un siècle, de -747 à -656 avant J.C. L’ouvrage de Charles Bonnet retrace l’historique des longues fouilles menées à Kerma, l’antique capitale du royaume de Kouch (1), qui ont permis de mettre au jour cette statuaire ainsi que des monuments impressionnants, avérant la puissance des souverains du royaume de Nubie.

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C’est à lui que l’on doit la résurrection de ce territoire. Une histoire oubliée, méconnue et sortie de l’ombre avec cette découverte exceptionnelle et ses recherches sur le site de l’ancienne capitale, Kerma. Un pont entre l’Afrique centrale et le bassin méditerranéen que l’auteur invite à réintégrer dans l’histoire des civilisations. « Comme nous le constatons après cinquante ans de recherche, les textes égyptiens et les vestiges archéologiques ont permis de démontrer que les Nubiens ont développé une organisation et des techniques tout à fait comparables à celles des peuples du nord considérés comme plus évolués. »

La renaissance posthume du royaume de Kouch

Soudan. L’archéologue suisse Charles Bonnet sur un chantier de fouilles à Kerma. Alfredo e Angelo Castiglioni.
Soudan. L’archéologue suisse Charles Bonnet sur un chantier de fouilles à Kerma. © Alfredo e Angelo Castiglioni.

C’est un peu le hasard qui a conduit Bonnet au Soudan, en 1965. Il est alors compliqué de mener des fouilles en Égypte où les projets se dénombrent par milliers. Le jeune archéologue décide d’aller au Soudan et d’entamer des fouilles à Kerma, un site situé au bord du Nil, à 500 km au nord de Khartoum.
Les travaux gigantesques qu’il va y mener, avec l’aide d’une mission archéologique française et de la population locale, à raison de trois mois chaque hiver pendant plus de 50 ans, ont permis de documenter un chapitre entier de l’histoire de la Nubie et des rapports entre l’Afrique noire et le monde méditerranéen, égyptien en particulier. Son travail met en lumière le royaume de Kouch, apparu au Soudan vers 2500 avant J.C., autour de Kerma, capitale du premier royaume nubien située près de la 3ème cataracte du Nil. Cet État a longtemps constitué une menace pour l’État pharaonique, jusqu’à sa colonisation par l’Égypte vers 1500 avant J.C.

Le déclin de l’Égypte du Nord



Cette « zone tampon » qu’est la haute Nubie regorge de richesses. C’est aussi un lieu d’échanges que les responsables de l’Egypte pharaonique veulent contrôler pour obtenir certains biens très recherchés : l’or (Nubie vient du mot égyptien nub, qui signifie l’or), l’ébène, l’ivoire, des peaux de félins, des prisonniers, des esclaves, des soldats… Kerma va prendre toujours plus d’importance pendant l’occupation égyptienne et sera rebâtie comme un ménénou, structure pharaonique fortifiée, conçue pour gérer les territoires conquis. Sur cet immense territoire, plusieurs ménénou sont construits, tant les réseaux d’échanges sont importants.

Egypte. Statue de Ramsès II dans l’ancienne capitale de Memphis. B. Postel.
Egypte. Statue de Ramsès II dans l’ancienne capitale de Memphis. © B. Postel.

Mais après le glorieux règne de Ramsès II (1304 / 1301 av. J.-C – 1213), troisième pharaon de la XIXe dynastie (Nouvel Empire – 1500 à 1070 av. J.C.), la puissance des pharaons faiblit. Le pouvoir se délite peu à peu. Ramsès II laisse à sa mort une centaine d’enfants qui se disputent sa succession. À Thèbes (aujourd’hui Louxor), la capitale religieuse, les grands prêtres d’Amon, bafouant la tradition, s’érigent eux-mêmes en candidats au trône. Le déclin de l’Égypte est enclenché et va durer douze siècles. L’Égypte est attaquée par les Libyens, les Assyriens, les Sardes… Règne après règne, le pays s’enfonce dans une sorte d’anarchie.
À partir de 1000 avant J.C., les populations nubiennes reprennent leurs traditions tout en gardant certains acquis de l’Égypte. Malgré la domination militaire et culturelle de l’Égypte, la Nubie conserve tant bien que mal ses anciennes pratiques, que l’on peut retrouver dans certains temples bâtis sur des bases circulaires ou ovales. Même si, pendant la conquête, les constructions arrondies de Doukki Gel (ville toute proche de Kerma) s’adaptent aux plans quadrangulaires des Égyptiens.

La période des pharaons noirs de la XXVe dynastie

Réplique en résine de la tête du pharaon Anlamani avec des pendentifs représentant le bélier Amon.
Réplique en résine de la tête du pharaon Anlamani avec des pendentifs représentant le bélier Amon.

Au VIIIe siècle avant notre ère, alors que l’Égypte perd de sa superbe, le royaume de Kouch, autour de sa capitale Napata, et du grand temple d’Amon du djebel Barkal – « la Montagne Pure » – ne fait que prospérer. Profitant de la faiblesse de l’Égypte, le souverain kouchite, le roi Piânkhy (-741 à -713 avant J.C.), s’empare de la terre des pharaons et réclame le trône. Les soldats nubiens, pour la plupart des archers – la Nubie était alors connue sous le nom de Ta-Seti, « le pays de l’arc » – écrasent les nombreux royaumes de l’Égypte qui se disputent le pouvoir. À leur tête, le roi Piânkhy, souverain à la peau sombre, est le premier maillon de la XXVe dynastie à régner sur l’Égypte. Il meurt après avoir pratiquement terminé la réunification de l’Égypte. Sous le règne de ces rois au « visage brûlé », l’Égypte unifiée va connaître une période de prospérité et de renouveau artistique, une ère florissante pour tout le pays, qui va durer presque 90 ans, entre -747 et -656 avant J.C. On assiste à une transformation des relations avec l‘Egypte. Ces rois africains « associent les deux pays aux mêmes destinées, alors que les Assyriens menacent toute la vallée du Nil », remarque Charles Bonnet.
Mais le rêve nubien en Égypte va être de courte durée et la XXVème dynastie va céder sous les coups des Assyriens et des rois du Delta. En 664 avant notre ère, le dernier pharaon noir, Tanoutamon, se réfugie à Thèbes. La bataille est terrible : la ville est entièrement détruite. Le dernier représentant de la dynastie s’enfuit à Napata, cédant le trône à Psammétique Ier, (XXVIe dynastie), pharaon d’une nouvelle lignée égyptienne, laquelle perpétua toutefois largement l’héritage des « pharaons noirs ». La Nubie a cependant conservé sa puissance et des royaumes ont continué à se développer au sud de l’Égypte, comme ceux de Napata, déjà important, puis de Méroé, célèbre notamment pour ses pyramides.

Fouilles à Kerma et à Doukki Gel

Soudan. Vue sur les dépendances des temples de Doukki Gel avec des boulangeries et des boucheries pour les offrandes.
Soudan. Vue sur les dépendances des temples de Doukki Gel avec des boulangeries et des boucheries pour les offrandes.

L’existence d’un site archéologique à Kerma, une ville située au sud de la 3ème cataracte du Nil, était connue dès les années 1820. Les voyageurs européens qui suivaient le cours du fleuve en Moyenne-Nubie connaissaient bien les restes du majestueux complexe religieux qui s’élève encore aujourd’hui à 20m de hauteur au milieu du désert et que la population locale nomme « Defuffa ».

Soudan. La Deffufa orientale a été construite pendant le Royaume de Kerma entre 2500 et 1500 avant J.C. Cette structure servait de cimetière royal jusqu’à la conquête égyptienne vers 1450 av J.C. Carsten ten Brink.
Soudan. La Deffufa orientale a été construite pendant le Royaume de Kerma entre 2500 et 1500 avant J.C. Cette structure servait de cimetière royal jusqu’à la conquête égyptienne vers 1450 av J.C. © Carsten ten Brink.

En 1913, le premier archéologue à mener des fouilles sur place, l’américain Georges A. Reisner (1867-1942) avait décrit le site comme un ensemble égyptien, mais c’était une erreur… Bonnet se met à fouiller et constate que le palais ne datait pas de la période décrite, mais qu’il y avait quatorze périodes précédentes et en fouillant à côté, a trouvé jusqu’à 40 périodes. Il s’agissait donc d’un grand centre religieux nubien et Kerma était la capitale d’une grande civilisation, avec une organisation politique, religieuse et militaire extraordinaire, dont l’âge d’or va de 2500 à 1200 avant Jésus-Christ. Cet ensemble n’a rien à voir avec l’Égypte, c’est une civilisation différente et africaine, « sans écriture il est vrai, mais dont le développement culturel est indéniable », écrit Charles Bonnet.

Découverte des statues à Doukki Gel

Soudan. Portrait du pharaon Taharqa. Musée de Kerma. Matthias Gehricke.
Soudan. Portrait du pharaon Taharqa. Musée de Kerma. © Matthias Gehricke.
Pharaons noirs. Copie 3D de six statues royales kouchites réalisées pour l’exposition « Pharaon des Deux Terres. L’épopée africaine des rois de Napata ». Juillet 2022. Musée du Louvre. Dalbera.
Pharaons noirs. Copie 3D de six statues royales kouchites réalisées pour l’exposition « Pharaon des Deux Terres. L’épopée africaine des rois de Napata ». Juillet 2022. Musée du Louvre. © Dalbera.

En janvier 2003, à Doukki Gel, une ville voisine et contemporaine de Kerma, l’archéologue suisse met au jour 40 fragments de sept superbes statues monumentales, accompagnées de leurs parures – des plaques de verre, des pièces de lapis-lazuli et de feuilles d’or. Elles représentent les deux derniers rois de la XXVe dynastie, Taharqa et Tanoutamon, ainsi que trois de leurs successeurs, Senkamanisken, Anlamani et Aspelta, identifiés notamment par les inscriptions gravées sur le pilier dorsal. Ces statues avaient été brisées sciemment, de manière à détruire le « pouvoir » des pharaons représentés : elles sont toutes cassées au niveau de la tête et des jambes, parfois ce sont aussi les bras, le nez… mais sont dans un remarquable état de conservation.

Soudan. Le musée de Kerma a été ouvert en 2008, à côté de la Deffufa orientale, et abrite les statues des pharaons noirs. David Stanley
Soudan. Le musée de Kerma a été ouvert en 2008, à côté de la Deffufa orientale, et abrite les statues des pharaons noirs. © David Stanley.

Plusieurs années ont été nécessaires pour étudier et restaurer ces statues, désormais présentées dans le musée de Kerma, au Soudan, construit spécialement pour les accueillir.
Cette découverte permet d’affirmer que des populations noires avaient constitué une civilisation très importante.

Doukki Gel veut dire la « colline rouge » en dialecte nubien. Ce nom a été donné à cause des amoncellements de moules à pain fait en argile rouge qui correspondent au grand nombre d’offrandes faites aux dieux dans les temples. B. Postel.
Doukki Gel veut dire la « colline rouge » en dialecte nubien. Ce nom a été donné à cause des amoncellements de moules à pain fait en argile rouge qui correspondent au grand nombre d’offrandes faites aux dieux dans les temples. © B. Postel.


Charles Bonnet a mis vingt ans pour que ses travaux soient reconnus et a dû aussi s’opposer aux conceptions africanocentristes de Cheikh Anta Diop (1923-1986) qui affirmait que l’Égypte a donné à l’Afrique une civilisation unifiée et que cette civilisation égyptienne était noire. Or la population égyptienne était blanche, et il n’y a pas une civilisation africaine unifiée qui découle de l’Égypte. Les découvertes de Bonnet démontrent que,dès les périodes anciennes, l’Afrique centrale est également à l’origine de civilisations complexes et de royaumes puissants. C’est un champ de recherches immense pour les jeunes archéologues. Beaucoup de vestiges restent à découvrir au Soudan. Le danger est qu’ils soient détruits en raison de la guerre civile qui y fait toujours rage.

Charles Bonnet est Officier de l’Ordre des Arts et Lettres, Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur invité au Collège de France, Professeur associé à l’Université de Genève, Docteur honoris causa des Universités de Louvain-la-Neuve et Khartoum, Commandeur de l’ordre des deux Nils au Soudan et Officier de l’ordre des arts et des lettres en France.


1 – Kouch est l’un des noms que les anciens Égyptiens donnaient à la Moyenne et à la Haute Nubie.

Texte : Brigitte Postel
Photo ouverture : Statues des pharaons noirs. Musée de Kerma. Matthias Gehricke.
Photos : © Mission archéologique suisse-franco-soudanaise, sauf mention.