À l’occasion de l’exposition au Quai de la Photo, « Hommage » de Franck Desplanques, photographe et rédacteur en chef de l’émission Rendez-vous en terre inconnue, nous avons rencontré Tahnee Juguin pour la revue Natives qui a publié un numéro spécial, catalogue et prolongation de l’exposition en cours jusqu’au 28 février.

Tahnee Juguin en Indonésie.
Tahnee Juguin en Indonésie.

Tahnee Juguin, conférencière et scénariste, dont la vie a été transformée par sa rencontre avec les Mentawai, a partagé la vie de ce peuple indonésien pendant plusieurs mois au cours des treize dernières années. De ces séjours, elle a publié une bande dessinée : Mentawaï (1).

À l’image des chamanes mentawai qui voient la forêt
avec des couleurs et des lumières différentes, les photographies de Franck Desplanques passent du noir et blanc aux luminosités infrarouges, donnant à la forêt des teintes violettes et rouges, les couleurs fondamentales du peuple Mentawai. F. Desplanques.
À l’image des chamanes mentawai qui voient la forêt avec des couleurs et des nuances différentes de nous, les photographies de Franck Desplanques passent du noir et blanc aux luminosités infrarouges, donnant à la forêt des teintes violettes et rouges, les couleurs fondamentales du peuple Mentawai. © F. Desplanques.

Comment avez-vous été amenée à rencontrer les Mentawai ?

Depuis mon adolescence, je m’intéresse aux peuples autochtones. Dès mes 17 ans, en 2010, je suis partie en Amazonie française, en Guyane, grâce aux bourses de voyages Zellidja consacrées aux jeunes francophones de 16 à 21 ans, qui veulent partir seuls dans un pays avec un sujet d’étude de leur choix.  Ce séjour a duré cinq semaines et m’a passionnée. L’année suivante, j’ai obtenu une autre bourse pour aller sur l’île de Siberut. L’Indonésie s’est imposée à la suite de la lecture d’un article de Survival France évoquant l’oppression des Mentawai sous la dictature de Suharto et leur retour vers la forêt, quand la pression policière s’est allégée dans les années 1990, en partie grâce au tourisme. Je voulais découvrir comment ce peuple avait réussi à retrouver une part de sa culture alors que des pans entiers avaient été interdits pendant une trentaine d’années : maisons communautaires (uma) et objets (clochettes, parures, pagnes) liés à la pratique de l’arat sabulungan, l’animisme mentawai, détruits, tatouages rituels proscrits, etc. Devenir sikerei – homme médecine mentawai– était même prohibé par la loi ! Ensuite, je suis revenue à Siberut presque chaque année depuis 13 ans.

Page extraite de la bande dessinée Mentawaï.
Page extraite de la bande dessinée Mentawaï.

Avec quels objectifs ?

Je voulais comprendre ce que les Mentawai avaient subi, nouer des liens avec eux. Puis très vite, j’ai souhaité faire connaître la réalité de ce qu’ils vivent et transmettre une image fidèle de leur mode de vie, de leur manière de s’adapter à la modernité. J’ai appris à parler l’indonésien puis, avec le temps, la langue mentawai qui est fort différente, ce qui m’a pris plusieurs années. En 2013, je suis venue avec une caméra pour entamer la réalisation d’un documentaire participatif et en 2014, j’y suis retournée avec un producteur. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Certaines images ont été détournées et le projet nous a été volé par le producteur. À l’arrivée, un documentaire, diffusé sur France 5, qui ne reflète pas la réalité des Mentawai et même pervertit leurs propos afin de rester dans le mythe du chaman. Un an plus tard, j’ai décidé de monter le projet Mentawai Storytellers avec pour but la libre expression des communautés mentawai par le biais de la réalisation de films par les Mentawai eux-mêmes. Mais filmer ne suffit pas : la maitrise de chaque étape de réalisation est essentielle. On leur a donc donné des formations, notamment de montage afin qu’ils donnent à voir leur propre vérité. C’est sur le rapport à la caméra des Mentawai qu’est axée la bande dessinée que j’ai faite avec le dessinateur Jean-Denis Pendanx.

Page extraite de la bande dessinée Mentawaï.
Page extraite de la bande dessinée Mentawaï.

Quel est le rôle des chamanes ?

Profondément animiste, les Mentawai s’évertuent à conserver leurs traditions séculaires et à les transmettre. Les sikerei en sont les dépositaires et les garants. Ils structurent la société, soignent et guérissent ceux qui souffrent grâce à une connaissance approfondie des plantes, des danses pour invoquer les esprits et de la vie en communauté. Quand un homme devient sikerei, il doit se tatouer pour être beau et se laisser pousser les cheveux car le pouvoir des sikerei y réside. Sa femme également pour faire honneur à son statut d’épouse de sikerei. Selon leur croyance, le corps et l’âme doivent toujours être en harmonie. C’est pourquoi, la beauté est un point important de leur culture car l’âme doit être sans cesse séduite pour rester dans le corps. Ils doivent aussi respecter les nombreux tabous qui entourent les cérémonies, comme l’interdiction de manger certains aliments, de travailler ou de toucher sa femme pendant plusieurs jours voire plusieurs semaines. Une initiation coûte chère pour un apprenti chamane. Il doit acheter des cochons, des arbres à sagou, du tabac, payer le tatoueur afin d’aller au bout des rites d’initiation, de respecter la volonté des esprits et d’apprendre un maximum de connaissances de son enseignant, qu’il devra également rémunérer pour chaque enseignement.

Page extraite de la bande dessinée Mentawaï.
Page extraite de la bande dessinée Mentawaï.

Est-ce qu’au fil des années, des rencontres, les Mentawai ont modifié le regard que vous portiez sur eux ?

Oui. Les Mentawai que j’ai fréquenté m’ont fait changer de regard sur leurs rapports au tourisme. J’ai admiré leur regard sur le monde. Une relation de confiance s’est établie avec plusieurs personnes de différentes familles. J’ai appris à les connaître. Je suis devenue adulte avec eux et ces rencontres ont forgé mon identité. Je me suis fait des amis et ce sont eux qui me font revenir à Siberut. Le fait d’être une femme m’a aussi permis une plus grande proximité avec les femmes.

Page extraite de la bande dessinée MentawaÏ.
Page extraite de la bande dessinée MentawaÏ.

Les femmes sont-elles les égales des hommes ?

Leur société est en théorie plutôt égalitaire. Mais le partage des tâches est genré. Les hommes chassent tandis que les femmes pêchent, et chacun peut prendre part aux discussions qui concernent la communauté. Dans les faits, c’est plus complexe, les femmes s’occupent des enfants et généralement c’est l’homme le plus âgé qui conserve la parole.

Page extraite de la bande dessinée MentawaÏ.
Page extraite de la bande dessinée MentawaÏ.

Quelles sont les difficultés auxquelles les Mentawai sont confrontés ?

Il y a encore beaucoup de mortalité infantile, l’accès à la contraception et aux soins est difficile. Les dispensaires sont dans les villages gouvernementaux mais sont très peu équipés. Le seul hôpital de l’île est sur la côte… les heures de pirogue ou de scooter dépendent alors de la distance et de l’état de la rivière et de la route. Une femme ne peut pas se rendre discrètement au dispensaire pour avoir une contraception. Concrètement, tout le monde saura ce qu’elle est venue chercher et l’accord du mari devient donc difficile à outrepasser.
Les sikerei ont des connaissances spécifiques, enviées par les laboratoires pharmaceutiques, mais ils ne peuvent pas tout soigner, surtout quand il s’agit de pathologies complexes. En outre, le prosélytisme religieux, chrétien et, de plus en plus musulman, gagne du terrain et influence les comportements. Les enfants sont scolarisés et certains perdent la langue mentawai, passent de moins en moins de temps dans la forêt et n’acquièrent plus les connaissances ancestrales. Les Mentawai ont conscience de vivre dans un monde en mutation. Ils veulent à la fois préserver leur culture, leur autonomie tout en permettant à leurs enfants d’accéder à l’éducation nationale.
Il faut bien comprendre que l’acculturation qu’a subie cette ethnie depuis des décennies a dénaturé les modes de vie traditionnels. Beaucoup, les sikerei en particulier, en ont conscience et luttent pour conserver leur identité et leurs modes d’existence en totale communion avec la nature. Les Mentawai craignent particulièrement la déforestation. Ils dépendent tant de la forêt et de ses ressources pour vivre, pour se soigner, pour chasser, pour construire leur maison… Or la forêt est menacée de disparaître sous les tronçonneuses des industriels du bois et surtout par la construction de routes et par les pseudos projets « verts », comme celui développé au village de Rogdok, d’électricité produite à partir de bambous… plantés à la place de la forêt.

Les photographies de Franck Desplanques cherchent à dépasser les critères de la photographie documentaire classique pour offrir une autre vision de ces communautés. F. Desplanques.
Les photographies de Franck Desplanques cherchent à dépasser les critères de la photographie documentaire classique pour offrir une autre vision de ces communautés. © F. Desplanques.

Comment les Mentawai réagissent-ils au développement du tourisme ?

Plutôt positivement. Ils ont conscience d’être uniques au monde et souhaitent bénéficier de l’argent du tourisme. Il y a peu de moyens de gagner de l’argent en vivant dans la forêt. L’accueil de touristes est donc une opportunité d’avoir quelques rentrées. Mais cela a aussi des effets pervers car certaines personnes peuvent être envieuses. Elles ont du mal à comprendre que les étrangers qui viennent chez eux aient un budget limité.
Avec la mode du chamanisme, de plus en plus d’Occidentaux leur rendent visite. Au-delà de l’hébergement dans les uma, pour lequel les touristes doivent verser une participation, ceux-ci doivent aussi apporter une contribution financière pour assister à une cérémonie. Cependant, la cérémonie sera toujours refusée si cela risque de déranger les esprits. C’est sur ce point que les croyances mentawai se montrent particulièrement fortes. Même les jeunes restent aujourd’hui très croyants, en ce qui concerne l’animisme, et on ne plaisante pas avec cela. Les Mentawai sont bien conscients des attentes des touristes en terme d’authenticité et cette question a été pensée par les familles. S’ils utilisent les apports positifs du tourisme (pour mieux vivre dans la forêt, pour faire des études), les remarques des voyageurs trop exigeants sur leur propre vision de l’authenticité sont tournées en dérision par les Mentawai eux-mêmes et ne sont (heureusement à mon sens) pas prises en compte : ils ne cachent pas leur téléphone portable ou les objets qu’ils utilisent au quotidien, qu’ils soient en bois, noix de coco, ou en plastique. Le folklore est présent aujourd’hui lorsque les Mentawai cherchent à porter les « habits traditionnels » pour certaines activités, ou lorsque la culture mentawai est surjouée, souvent à la demande de guides d’autres ethnies. Les familles mentawai, grâce aussi aux jeunes mentawai qui ont su devenir guides eux-mêmes, travaillent aujourd’hui au meilleur équilibre entre leur vie dans la forêt et leur ouverture au monde extérieur. L’accueil des voyageurs m’apparait comme une démonstration particulièrement fascinante de leur lucidité et de leur malice.

Indonésie. Carte des îles Mentawaï.
Indonésie. Carte des îles Mentawaï.

Les îles Mentawai constituent un petit archipel situé à environ 150 kilomètres au large de la côte ouest de Sumatra, en Indonésie. L’archipel se compose de quatre grandes îles Siberut, Sipora, North Pagai et South Pagai et d’une quarantaine d’îles plus petites. Un isolement géographique probablement à l’origine de la préservation d’une des plus anciennes cultures au monde.

1 – Mentawaï ! bande dessinée de Tahnee Juguin (texte) et Jean-Denis Pendanx (dessin). Editions Futuropolis, 2019.

Propos recueillis par Brigitte Postel

Photo d’ouverture : Franck Desplanques