C’est à bord d’un vapeur mythique, le SS Sudan, que nous allons remonter le cours de ce fleuve-roi et celui de l’histoire égyptienne. De Louxor à Assouan, le dernier steamer avec roue à aubes nous convie à un voyage dans le temps, entre les merveilles de l’Égypte antique et l’élégance des années trente.
Lorsqu’en 1907 Pierre Loti embarque pour une croisière sur le Nil organisée par la compagnie Thomas Cook, il ne peut s’empêcher de s’exclamer : « Alléchés par les réclames, les Cookies affluent chaque hiver en dociles troupeaux. » Que dirait-il aujourd’hui ? Les bateaux à aubes ont été remplacés par des usines flottantes et pour la plupart polluantes mais la fascination pour l’Egypte demeure. Cook a réussi son pari : rendre la navigation sur le Nil accessible au plus grand nombre.
Il reste toutefois une manière plus intime et paisible de découvrir ce fleuve, en empruntant le dernier navire à vapeur croisant encore sur le Nil, le SS Sudan.
Le plus élégant des bateaux sur le plus noble des fleuves
Ce petit palace flottant, d’un charme suranné, a été construit en Ecosse en 1921 puis envoyé en kit au Caire au voyagiste Thomas Cook & Son à qui le khédive Ismaïl a donné la concession de toute la navigation touristique sur le fleuve. C’est le dernier bateau à vapeur à être construit par Cook qui passe ensuite aux moteurs diesel pour ses navires. Il a été commandé par et pour la famille royale du roi Fouad et de son fils Farouk, le monarque étant alors roi d’Egypte et du Soudan. Farouk naviguera peu sur le Sudan, « seulement quelques jours par an », d’après le directeur du bateau Amir Attia. En 1922, la découverte de la tombe de Toutankhamon donne un nouvel élan au tourisme en Égypte. Le navire, prisé de l’aristocratie britannique, des diplomates, des intellectuels et des archéologues, est alors dévolu aux croisières et aux voyages jusqu’à Assouan. Remonter le cours du Nil vers les hautes terres d’Égypte ne prend plus que vingt jours contre une cinquantaine en dahabieh à voile.
Les mois d’hiver, le pays des pharaons est une villégiature en vogue. Entre deux navigations à bord de ces steamers, l’élite se prélasse au Winter Palace à Louxor et au Old Cataract à Assouan. À bord, les passagers sont choyés. Les dames visitent les temples de Karnak et la Vallée des Rois à dos d’âne avant de se retrouver pour le thé ou une partie de carte au salon ou sur le pont tandis que les messieurs se rassemblent au bar ou au fumoir. Pour le dîner, tout le monde s’habille et c’est encore pareil aujourd’hui, la cravate en moins. En dépit de la première guerre mondiale, la période faste de ces bateaux va durer vingt ans.
Les personnalités et célébrités se succèdent à bord. L’archéologue Max Mallowan y emmène son épouse, Agatha Christie en 1933. Sur ce navire, la célèbre romancière a l’idée de son roman « Mort sur le Nil ». Le Sudan, rebaptisé Karnak dans le livre, sera le théâtre de l’intrigue menée de main de maître par un certain Hercule Poirot. C’est aussi sur ce steamer que sera tournée en 2006, la seconde adaptation cinématographique d’Andy Wilson.
Sauvetage et renaissance du Sudan
Mais la Seconde Guerre mondiale va sonner le glas du tourisme en Égypte. Le SS Sudan est abandonné dans un chantier naval du Caire pendant un demi-siècle avant d’être restauré par un armateur égyptien en 1991. Premier lifting avant une remise à flot en 1993 pour quelques années avant de retomber dans l’oubli. Le sauvetage du SS Sudan, on le doit à Jean-François Rial, président directeur général et cofondateur de l’agence Voyageurs du monde, et surtout à son père ingénieur mécanique à la retraite, Odilo accompagné par un ingénieur égyptien, Adel Shokry, et un amoureux des vieilles machines, Fabien Cazenave. Le navire, abandonné dans un chantier du Caire, est dans un état proche de l’épave et les travaux s’annoncent… pharaoniques. Qu’à cela ne tienne ! Le voyagiste s’associe au propriétaire égyptien pour lui redonner vie.
Après six mois de travaux, le Steam Ship Sudan reprend le cours du Nil. En 2007, le voyagiste acquière la totalité du navire qui est alors passé en cale sèche pour une rénovation d’envergure. « Le vieux vapeur est soumis à un régime drastique qui l’allège de 200 tonnes, réduisant ainsi son tirant d’eau et sa consommation. La coque est réparée et la flottabilité renforcée par des caissons étanches. Un moteur d’étrave est installé, transformant l’accostage en un presque jeu d’enfant pour le raïs (capitaine) qui le guide à l’aide d’un joystick. Les boiseries extérieures en pitchpin et les parquets en teck sont décapés et huilés, une opération renouvelée chaque année. Tout comme la coque qui est contrôlée et repeinte régulièrement », détaille Amir.
Un style Années vingt mêlé d’Art Nouveau
Après notre embarquement à Louxor, un garçon nous conduit dans une splendide cabine – la suite Agatha Christie. La chambre, tout en rondeur, est située à la proue du bateau et à tribord. Vitrée sur toute sa paroi externe, elle nous laisse contempler le Nil et ses berges dès notre réveil. À l’intérieur, tout le mobilier nous replonge dans le charme désuet de l’entre-deux guerres : lits en bois doré (ou en cuivre), épais rideaux de coton écru, vieux téléphone à cadran (connecté à la réception), mobilier chiné auprès d’antiquaires cairotes, portrait encadré du roi Farouk et de son épouse, baignoire sur pieds, robinetterie en laiton… Un confort intemporel où la télévision n’a pas sa place.
Les coursives sont à l’avenant : cuivres rutilants, boiseries laquées, parquet de teck sombre astiqué matin et soir par les matelots, tout comme l’escalier en acajou. Le luxe se voit dans les détails !
Chaque cabine est personnalisée et porte un nom lié à l’histoire de l’Égypte ou du navire.
Après les visites, on se retrouve au salon bar, bien calés dans des fauteuils tapissés de velours ou des canapés club pour un apéritif. Les garçons, en galabieh traditionnelle rouge ou noire selon les services et coiffés d’un fez, sont aux petits soins pour chaque convive. Nous sommes traités comme des princes mais reçus comme un membre de la famille.
Proximité avec le fleuve
Du pont soleil, où le thé est servi tous les jours à 17 heures, on découvre un Nil vivant, nourricier. Naviguer à 10 kilomètres à l’heure est un privilège. Les berges défilent lentement : palmiers, champs de cannes à sucre et de roseaux, pêcheurs à l’épervier, enfants qui courent en nous faisant signe, coupeurs de jonc, lavandières, ibis et hérons qui s’ébattent, … le cœur du Nil bat au rythme de toutes ces vies minuscules, les mêmes qu’il y a 4000 ans.
Assis sur des fauteuils en rotin, des passagers jouent aux cartes en sirotant un karkadé (infusion de fleurs d’hibiscus) tout en jetant un œil distrait sur les rives du fleuve.
Les matinées sont consacrées aux visites. On se lève tôt pour profiter un maximum des sites avant qu’ils ne soient envahis par la foule et que la chaleur ne soit trop intense. Les vallées des Rois et des Reines (la plus connue demeure celle de Néfertari, épouse favorite de Ramsès II et la plus belle celle de Séthi 1er), les temples de Karnak, Louxor et son obélisque orphelin (l’autre, offert par le pacha Mehmet-Ali à la France, trône place de la Concorde à Paris).
On passe une matinée à Edfou, dédié au dieu Horus, puis à Kom Ombo dédié au dieu-crocodile Sobeck et au dieu à tête de faucon Haroéris. Sans oublier les excursions finales aux temples ptolémaïques de Philae et Abou Simbel que l’on fait à partir d’Assouan. Ici, on ne parle pas de l’éphémère mais de l’éternité si présente dans la vie des pharaons.
À chaque retour à bord, un serveur nous accueille avec une serviette humide et une délicieuse citronnade ou un karkadé. On se repose l’après -midi, quand la navigation reprend, en prenant un bain de soleil sur les chaises longues du sundeck ou à l’ombre du taud. Sur le Sudan, on prend le temps de savourer la beauté du fleuve, ses couleurs qui changent au fil des heures, tantôt vertes ou bleues, tantôt d’un gris acier au point de nous donner le sentiment de pénétrer son âme.
Au cœur du bateau
En décembre et janvier, le niveau de l’eau est bas (entre 2 et 3 mètres). Le chef pilote Ahmed, aux commandes depuis 24 ans, et son premier assistant, Abdul Nasser, scrutent le fleuve à la recherche des bancs de sable. « Le plus compliqué reste le passage de l’écluse d’Esna, dit-il. Cela demande beaucoup de concentration et de vigilance pour tout l’équipage ». Ce, d’autant plus que la forme en losange du bateau est très particulière et ne permet pas de visibilité sur ses flancs arrière ni sur la poupe. Le Sudan est une vielle dame centenaire à manier avec précaution !
Les roues à aubes, installées sur les côtés, barattent les eaux du fleuve en cadence. Leurs grandes pales articulées par deux bras latéraux donnent le rythme à la croisière.
Cette belle mécanique, tourne aujourd’hui presque en silence. Il faut dire qu’elle est amoureusement surveillée et arrosée d’huile toutes les 30 minutes (toutes les 15-20 minutes en été) par le chef mécanicien Adel, 30 ans au poste, ou ses assistants. Il nous ouvre les portes des entrailles brûlantes du navire. C’est là, autour d’une nouvelle chaudière changée en 2011, que la magie opère. L’eau du Nil est aspirée, chauffée, évaporée puis condensée avant de reprendre le cycle.
« Les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même », écrivait Joseph Kessel. On espérait un voyage mythique et il l’a été. C’est avec regret que l’on quitte le bateau à Assouan, aux portes de la Nubie. La terre d’Egypte échappe au temps, dit-on. Mais ce séjour est si vite passé ! Naviguer sur le Sudan nous emmène dans un voyage intérieur fort qui se savoure avec les yeux et se ressent avec le cœur.
Pratique
Le bateau
Le Steam Ship Sudan appartient à l’agence de voyage Voyageurs du Monde. Il est doté de 24 cabines dont 6 suites. Réparties au fil des coursives, les cabines ont une superficie moyenne de 17 m². Elles sont équipées d’un grand lit ou de deux lits jumeaux. Au nombre de six, les suites sont installées entre la proue et la poupe du pont supérieur pour quatre d’entre elles. Les deux autres sont réparties entre le pont principal et le sundeck. D’une superficie moyenne de 25 m2, elles restituent pleinement le charme et l’authenticité originelle du bateau.
La croisière
Le départ de la croisière se fait d’Assouan ou de Louxor. Certaines croisières permettent de visiter également les sites de Qena, Abydos et Dendérah. Le prix inclut les repas à bord,
conciergerie et guide francophone, bouteilles d’eau, thé, excellente table : le grand luxe sur le Nil, le charme en plus.
Toutes les cabines sont équipées de : Téléphone interne • Coffre-fort individuel • Climatisation avec thermostat • Sèche-cheveux • Welcome Pack à l’arrivée : eau et pâtisseries • Prises de courant 220 V au standard européen. Les cabines sont des espaces non-fumeur. Pour des raisons de sécurité, les enfants de moins de 7 ans (sauf les bébés) ne sont pas acceptés à bord.
La meilleure saison pour visiter l’Egypte et naviguer se situe d’octobre à mai.
Les tarifs
Les prix varient selon la saison, le type de cabine et les activités. Excursions possibles aux temples d’Abou Simbel ou pour visiter la vallée des rois en montgolfière. Des extensions sont possibles en Mer rouge ou au Caire.
À partir de 4250 € la semaine chez Comptoir des Voyages 01 86 95 65 17
Voyages sur mesure chez Voyageurs du Monde 01 84 17 19 01
Écoresponsabilité
L’eau des salles de bains et toilettes des passagers et de l’équipage est puisée dans le Nil, rigoureusement filtrée et chauffée par des capteurs solaires installés au-dessus du sundeck. L’excédent est envoyé vers la chaudière réalisant ainsi une économie annuelle de gasoil de 30 000 litres et réduisant de 78 tonnes l’émission de CO². Climatisation individuelle, ampoules basse consommation, produits d’entretien biodégradables, etc.
La cuisine
Gastronomique, généreuse et raffinée, aux saveurs occidentales et orientales, chaque jour différente, servie par un personnel prévenant, qui porte encore les costumes du service royal. Tous les fruits et légumes sont rincés avec une eau minérale égyptienne. La cuisine est faite avec des produits locaux et bio.
Lire
Une croisière sur le Nil : ou la fabuleuse histoire du Steam Ship Sudan (préface Jean-François Rial ; avant-propos Robert Solé), Jean-François Rial et collectif. Albin Michel, 2022.
Texte et Photos : Brigitte Postel
Ce reportage est paru en partie dans le mensuel Neptune Yatching Moteur de Mai 2024.