Au cœur de l’Asie centrale et au carrefour des routes caravanières dites « Routes de la Soie » qui nous conduisent vers un Orient imaginé enchanteur, l’Ouzbékistan rassemble les trésors des civilisations qui s’y sont croisées, heurtées et succédé. Fragments de visite de Boukhara, la perle du KyzylKum, ce désert de sable rouge qui la sépare de l’oasis de Khiva.
Après le passage d’Alexandre le Grand, au IIIe siècle avant notre ère, les Etats de Bactriane et de Sogdiane réunis sous la couronne de l’empire achéménide s’effondrent. C’est pour l’Asie centrale une période historiquement importante et le début d’un long temps qui part de l’hellénisme et se termine avec l’arrivée de l’Islam. Cette religion signe une rupture entre la diversité et la richesse de l’art figuratif antérieur à l’Hégire et l’homogénéité des médersas et mosquées postérieures. Une promenade dans la Boukhara d’aujourd’hui permet de suivre le développement des nouvelles idées et des nouvelles œuvres architecturales au cours des siècles.
Maintes fois envahi (Achéménides, Grecs, Kouchans, Perses, Huns, Turcs, Mongols, jusqu’à l’apothéose finale avec les Timourides et leurs successeurs mongols Shaybanides – l’arrivée des Ouzbeks Timourides en 1501), l’Ouzbékistan fut un centre eurasiatique majeur, l’empire de Amir Timour (Tamerlan) s’étendant du Proche-Orient à la Chine occidentale.
Les chefs d’œuvre artistiques et archéologiques qui témoignent de cette histoire complexe de l’Asie centrale à partir du IIIe siècle, sont concentrés autour d’oasis célèbres, notamment à Boukhara et à Samarcande.
Boukhara : l’héritage historique et culturel
Installé dans le delta de la rivière Zerafshan, le site était occupé dès le VIe siècle avant J.C. par des Achéménides et des migrants venus du nord et du nord-est pour s’installer dans les espaces irrigués. Fondée au tout début de notre ère par le prince perse Siyavoush, Boukhara était alors un État-oasis, une étape importante sur les routes commerciales entre l’Occident et la Chine. Ses habitants ont toujours lutté contre les envahisseurs : Huns, Turcs et Arabes. Elle fut prise trois fois par ces derniers, et elle se rebella trois fois. Mais la cité finit par tomber en 709. L’islam s’étendit peu à peu, mais cette ville où toutes les religions (zoroastrisme, judaïsme, bouddhisme, manichéisme et christianisme) se côtoyaient paisiblement vit ses temples détruits et remplacés par des mosquées. Entre le moment des incursions arabes en Asie centrale et celui où la culture arabe et religieuse s’implante vraiment, il s’écoule deux ou trois cents ans.
Le changement de culture est alors manifeste. Il passe par la calligraphie arabe, destinée essentiellement à véhiculer les textes et doctrines de cette nouvelle religion, et par l’architecture. Pour islamiser la population, les Arabes vont jusqu’à placer l’un des leurs dans chaque maison et offrir de l’argent à ceux qui se rendent à la prière du vendredi.
La Beauté de l’esprit
L’arrivée de la dynastie des Samanides en 875, qui s’émancipe du califat de Bagdad, est celle d’un immense rayonnement : Boukhara, leur capitale, devient un très grand centre littéraire, religieux, artistique et scientifique. Son système d’irrigation faisait vivre 300.000 habitants, population considérable pour l’époque. Parmi les personnages célèbres, citons le médecin et philosophe Avicenne (‘Ali Ibn Sina) qui y rédigea son Quanoun ou le mathématicien, astronome et historien Al-Birouni. Sans oublier l’imam Boukhari, qui y a vu le jour en 810 et qui a consigné l’enseignement oral du Prophète, la Sunna, second livre saint de l’Islam après le Coran. Ce qui hisse la cité au cinquième rang des villes saintes après La Mecque, Médine, Jérusalem et Hébron. Elle est surnommée, entre autres, « Boukhara la Noble », « le Dôme de l’Islam », « la Beauté de l’esprit ».
Plus de 360 mosquées et médersas à l’époque et un marché capital sur les routes caravanières avec plusieurs dizaines de caravansérails, dit-on. À l’origine, ces caravansérails étaient essentiellement des relais de poste construits en briques de terre crue, un simple enclos avec un logement rudimentaire pour les marchands et leurs bêtes. Mais avec l’expansion des échanges commerciaux, ils vont devenir des forts pour protéger commerçants et pèlerins des pilleurs de grand chemin, et offrir gîte et couvert. Les architectes persans imaginent un modèle unique : un grand rectangle fait de trois hauts murs aveugles, le quatrième côté étant constitué d’une porte monumentale surmontée de meurtrières. Chaque négociant dispose de son espace et peut ainsi commercer en toute sécurité.
Mort et renaissance de Boukhara
C’est sans compter sur le sanguinaire conquérant Gengis Khân. En 1120, avec ses troupes il prend la ville qui est mise à sac et brûlée. Les 30.000 soldats turcs de la garnison sont tués jusqu’au dernier. Au siècle d’après, c’est un autre Mongol, Tamerlan, qui la rase à son tour et l’intègre à son empire (Timourides). La cité va décliner lorsque le commerce maritime entre l’Europe et l’Asie remplace la traditionnelle route des caravanes. Boukhara perd de son importance politique au profit de sa rivale Samarcande. Elle passe ensuite aux mains des Chaybanides (1), des descendants de Gengis Khan (les Djanides) au XVIe siècle et devient un khanat (2) indépendant jusqu’en 1920 où la ville est prise par l’armée rouge.
La domination russe puis soviétique
Au XIXe siècle, Boukhara devient l’enjeu de la rivalité anglo-russe en Asie centrale. Les troupes russes s’emparent de la ville en 1868 et forcent l’émir à signer un traité par lequel il se met sous le protectorat du tsar. Boukhara veut échapper à la domination russe, mais en 1920, la cité est brutalement soumise par les communistes, qui déposent le dernier émir Âlim Khân (1911-1920). Celui-ci s’enfuit en Afghanistan. Le khanat est aboli et, le 6 octobre 1920, les Soviétiques proclament la République soviétique populaire de Boukhara. En octobre 1924, le khanat de Boukhara fut démembré dans le cadre du plan soviétique de démarcation des frontières en Asie centrale : l’Ouzbékistan était né. Malgré le bombardement par l’armée bolchevique, la ville possède encore la seule médina musulmane de l’ancienne Union soviétique.
Sous le régime soviétique une grande partie des mosquées est transformée en bureaux pour l’administration. Pendant la glasnost, la majorité des Ouzbèks a souhaité rester dans le giron de l’URSS, mais le 18 août 1991, le putsch de Moscou change la donne. La Russie déclare son indépendance et dans la foulée, l’Ouzbékistan proclame la sienne le 31 août 1991, mais elle n’est pas tout à fait une démocratie. Son Président, Islam Karimov applique une politique autoritaire, dictatoriale plutôt. N’appréciant pas la la religion, il fait bannir les muezzins des minarets, un comble pour cette nation qui dispensait autrefois les préceptes de l’Islam ! Ce qui n’empêche pas qu’en 1993, 200 hectares de son centre historique avec 140 monuments soient inscrits au Patrimoine mondial de l’humanité. Ce n’est qu’avec l’élection de Shavkat Mirziyoyev, fin 2016, que l’Ouzbékistan s’ouvre vraiment à l’international. Les investissements étrangers sont encouragés, les droits de l’Homme progressent et le tourisme connaît un essor important. C’est un nouvel axe de développement pour le pays.
Un musée à ciel ouvert
Boukhara est l’un des meilleurs exemples de l’architecture et de l’urbanisme islamiques d’Asie centrale, avec un tissu urbain, resté en partie intact comparativement aux autres villes anciennes de cette vaste région. À l’exception de quelques vestiges des Xe et XIe siècles, la plupart des monuments anciens de Boukhara qui ont été préservés jusqu’à nos jours, sont ultérieurs à l’invasion mongole de Gengis Khân en 1220 et à celle de Tamerlan en 1370. Ils datent en grande partie de l’époque de la dynastie ouzbèke des Chaybanides.
La plupart des visites se concentrent entre ses murailles. Des onze portes existant au XVIe siècle, il n’en subsiste que deux. En déambulant dans la ville, on est saisi par la beauté de ses coupoles et des majestueuses portes des médersas aux céramiques bleu turquoise qui luisent au soleil. On remonte le temps au cœur de cette cité interdite aux infidèles pendant des siècles et on se prend à rêver aux pérégrinations des grands voyageurs qui l’ont rendue célèbre.
Poy-I-Kalon ou Kalyan
C’est sans doute la plus belle place de la ville. Cet impressionnant ensemble architectural religieux des XIIe et XVIe siècles, se compose du minaret Kalon, de la grande mosquée Kalon (ou Kalyan) construite en 1514, de la médersa Mir-I-Arab bâtie en 1535 qui lui fait face. Pendant la période soviétique, elle fut la seule parmi les écoles musulmanes boukhariotes, à exercer sa fonction d’enseignement. Le minaret Kalon est le symbole de Boukhara. Avec ses 47 mètres de haut, il servait d’amer pour les caravanes venant de la steppe. Cette tour a tant impressionné Gengis Khan par sa hauteur qu’il décida de l’épargner. Bien lui en a pris !
On arpente la ville dans tous les sens, et de partout, on peut voir ce minaret construit en 1127, qui a résisté aux tremblements de terre grâce à ses fondations, aux incendies, à l’invasion mongole et aux Russes qui l’ont fait rénover après que leur artillerie l’ait abîmée. Construit par le Karakhanide Arslan khan, cette tour ne servait pas seulement à appeler les fidèles à la prière. Au XVIIe siècle, c’est de son sommet que l’on jetait les condamnés à mort préalablement enfermés dans un sac de jute. Ce complexe représente de nos jours un des plus beaux exemples d’architectures islamique au monde.
Liab-I-Khaouz
Bordé de tchaïkhanas (maisons de thé) et de mûriers pluricentenaires, le Liab-i-Khaouz est un lieu de vie et de convivialité au cœur de la vieille ville, point de départ et d’arrivée idéal des balades dans Boukhara. Derrière les feuillages, se découpent les somptueuses façades de la madrasa et de la khanaka Nadir Divan-Begui (ou Devonbegui), lieu de réflexion et de repos pour les soufis. Le bassin, site de rencontre des touristes et des Boukhariotes, dispense un peu de fraîcheur même aux heures chaudes de l’été. La ville en avait plus de 200 avant l’arrivée des Russes. Ils en asséchèrent la majorité au XXe siècle, mettant fin aux problèmes récurrents d’épidémies.
La médersa Nadir Divan-Begui (1622-1623) était initialement prévue pour être un caravansérail, sur la fameuse Route de la Soie. Mais le khan se trompa lors de l’inauguration et félicita l’architecte pour avoir construit une si belle médersa. Pour ne pas contredire l’émir, Nadir Divan-Begi fut obligé de réorganiser le caravansérail en ajoutant un étage supplémentaire avec des cellules. En réalité, ce serait plutôt une baisse de l’activité commerciale au XVIIe siècle qui aurait justifié la transformation.
Aujourd’hui le bâtiment est retourné au commerce avec des boutiques artisanales et parfois, des défilés de mode.
La beauté de la médersa réside dans son exceptionnel portail : deux immenses sémourgues en céramique, oiseaux fantastiques, décrits par le poète soufi persan Farîd-od-din ‘Attâr en 1177, les ailes déployées. Ils tiennent une biche dans leurs serres et semblent voler vers un dieu soleil à face mongole. On peut rapprocher cet oiseau du phénix ; il représente la paix et le soleil, le savoir universel qui éclaire le monde. Les étudiants étaient figurés par des animaux, ici une biche blanche. Splendide !
Le Mausolée des Samanides
Situé dans l’un des cimetières de Boukhara où étaient inhumés les nobles, le mausolée d’Ismaïl Ier est un des plus anciens vestiges de la dynastie des Samanides. Ce chef-d’œuvre architectural de renommée mondiale a été construit entre 892 et 943. C’est l’un des bâtiments les plus anciens d’Asie centrale et le seul à avoir survécu à cette dynastie qui régna aux IXe et Xe siècles.
Malgré sa taille modeste : 11 mètres de haut et 11 mètres de large, il possède une grande valeur historique. La structure générale est semblable à celle des anciens temples de feu des zoroastriens, communément appelée « Tchârtâqi » en persan, signifiant littéralement « quatre arcs », à savoir une unité architecturale composée de quatre arcs et d’un dôme. La façade de l’édifice est recouverte d’un travail de briques cuites entrelacées finement décorées, cimentées au jaune d’œuf et au lait de chamelle. Les motifs circulaires rappellent le soleil, symbole du dieu de la religion zoroastrienne, Ahura Mazda. Au moment de l’invasion de Gengis Khân, le mausolée était enseveli sous le sable et la boue à la suite d’inondations. Raison pour laquelle le sanctuaire fut épargné lors de l’invasion mongole. Le site ne fut redécouvert que beaucoup plus tard, par des archéologues de l’époque soviétique, en 1934.
Tchor Minor
À l’écart du centre-ville, Tchor Minor (« quatre minarets » en tadjik) est l’un des édifices les plus charmants et insolites de Boukhara. Il servait de portail d’entrée à une ancienne médersa du XIXe.
Chaque minaret symbolisait une ville : Damas, Boukhara, Samarcande et Bagdad. Ils sont couronnés de dômes turquoise aux décors différents tels que la croix, le poisson chrétien et les roues de prières bouddhistes qui reflètent la compréhension philosophique et religieuse des quatre religions du monde. Juste en face, on trouve un brocanteur qui vend des objets et souvenirs datant de la période soviétique.
Le palais Sitoraï Mokhi Khossa
À l’écart du centre, le palais Sitoraï Mokhi Khossa, était la résidence d’été du dernier émir de Boukhara.
Les principales structures de la résidence ont été construites pendant son règne, au début du 20ème siècle. Le palais abrite aujourd’hui le musée des arts décoratifs et appliqués de Boukhara.
Les bazars Toqi Zargaron et Toqi Sarrofon
On ne saurait quitter Boukhara sans visiter ses marchés et ses boutiques d’artisanat. Que ce soit dans les ruelles du quartier juif, sous les coupoles des bazars, les tâq, ou autour des sites touristiques, le business n’a pas cessé depuis le XVIe siècle. Ces commerces ont même gagné les antiques médersas où l’on dispensait autrefois les enseignements de la civilisation islamique.
Les touristes ont remplacé les anciens caravaniers venus d’Inde, de Chine, de Perse… Tapis de laine ou de soie, objets en céramique, bijoux, marionnettes, suzanis brodés, boîtes en bois sculptées ou peintes, ikats de soie et de coton… le choix est vaste et souvent de qualité.
Dans ce jardin au milieu du désert qu’est une ville-oasis, les tissus des robes et des manteaux des femmes sont des bouquets de fleurs aux couleurs éclatantes. Rien à voir avec d’autres pays musulmans où les femmes sont obligées de porter l’abaya. Cheveux libres ou tête couverte d’un léger fichu ou d’un châle blanc négligemment posé, la gent féminine n’est pas contrainte se se voiler dans la rue. D’ailleurs, qui se souvient que dans les années 1930 le régime communiste a organisé un autodafé géant de tchadors ? Maintenant, les jeunes femmes sont en jean et chemisier ou tunique colorée, les femmes plus âgées portent un pantalon souvent bariolé sous une robe longue. Nous ne sommes pas qu’au croisement des civilisations, nous sommes à la croisée des modes de vie.
1 – Dynastie ouzbèke d’Asie centrale (vers 1450-1599), fondée par Abu al-Khayr (1427-1468) et restaurée par son petit-fils Muhammad Chaybani, khan suprême de Transoxiane (1500-1510).
2 – Avant le 20e siècle, l’Ouzbékistan ne formait pas un seul territoire uniforme, mais était composé de “khanats”, des sortes de régions dirigées par des “khans” ouzbeks, chefs militaires ou dirigeants locaux.
Texte et Photos : Brigitte Postel
Bravo pour ce travail et ce voyage. Bien cordialement