C’est à bord du MS Vivaldi de la compagnie strasbourgeoise CroisiEurope, que nous avons remonté le Danube, depuis son embouchure sur la mer Noire jusqu’à Rousse, en Autriche. Nous avons traversé 8 pays (Roumanie,
Moldavie, Bulgarie, Serbie, Hongrie, Croatie, Slovaquie et Autriche) de cette Europe centrale, tant de fois bouleversée par les conflits, et découvert 4 capitales baignées par ce magnifique fleuve (Bucarest, Belgrade, Budapest et Vienne). La première partie de ce voyage nous emmène jusqu’à Rousse en Bulgarie.
C’est à l’aéroport de Constanta, sur les rivages de la mer noire, au sud-est de la Roumanie, que débute notre voyage danubien. Trois bus attendent les passagers pour les conduire jusqu’au MS Vivaldi. Le navire 5 ancres de la flotte de CroisiEurope est amarré à Tulcea, sur le bras du Danube du même nom. L’état de la route incitant à la prudence, 2 h seront nécessaires pour avaler les 120 km qui nous séparent du lieu d’embarquement. Nous traversons la région de la Dobroudja, l’un des plus grands parcs éoliens d’Europe, mais aussi le grenier à blé du pays.
Nous sommes mi-octobre, les moissons sont terminées depuis longtemps, et le paysage découvre une terre nue, sans relief, monotone. Seules quelques vignes viennent colorer la campagne. « Pas d’extase géographique !», blague mon voisin. Nous traversons le village de Babadag, où vit une importante population tsigane musulmane dans des lotissements de « petits palais », qui tranchent avec les bicoques des paysans.
Soirée à bord
À Tulcea, la silhouette fuselée du MS Vivaldi apparaît. Le paquebot, amarré à un ponton flottant et entouré de pêcheurs à la ligne imperturbables, attend ses passagers.
Porte d’entrée incontournable pour rejoindre le delta et sa réserve de biosphère, Tulcea est une ville industrielle, avec son marché paysan, ses magasins d’articles de pêche à chaque coin de rue, ses bâtiments de béton déglingués et ses trottoirs défoncés. On repère les bulbes d’une église cachée par des immeubles, qui vaut juste un coup d’œil.
On embarque par une longue passerelle sous l’œil vigilant des matelots, qui ont déjà pris soin de nos bagages. L’équipage nous accueille avec un rafraîchissement et conduit chacun à sa cabine. Tout le monde se retrouve ensuite au salon-bar pour le discours de bienvenue de la commissaire de bord, Beatrix Pinter et la présentation de l’équipage. Après un dîner fort bon et copieux, nous assistons à une soirée folklorique qui séduit tout le groupe.
Une bonne nuit réparatrice et nous partons à bord de bateaux-promenades à la découverte du delta et de sa faune. La longueur du Danube, quelque 2 850 km, est comptée à partir du phare de Sulina (PK 0), sur la mer Noire, jusqu’à la ville allemande de Donaueschingen, où la Breg et la Brigach se rejoignent.
L’un des pires goulags du bloc soviétique
Trois bras principaux, Chilia, Sulina et Saint-Georges, auxquels s’ajoute un réseau complexe de bras secondaires, irriguent le delta, qui s’étend sur une 75 km d’ouest en est et sur 150 km du nord au sud. Le bras de Sulina a été canalisé pour le rendre navigable et surtout accessible aux navires gros porteurs venant de la mer Noire. Ce projet fut envisagé dès le XIXe siècle par les ingénieurs de la Commission européenne du Danube, créée au lendemain de la guerre de Crimée (1853-1856) par l’Europe et « chargée de la surveillance du fleuve et de l’exécution des traités internationaux qui le concernaient(4)», expliquait l’écrivain et ambassadeur Paul Morand, membre de la commission de 1938 à 1939. Il fut abandonné suite à la mise en service en 1860 d’une liaison ferroviaire entre Cernavoda (ville située à l’embranchement du canal) et Constanta. Toujours reportée en raison des guerres, la construction commença finalement en 1949, après la mise en place du régime communiste. « Ce canal a marqué le peuple roumain à jamais », révèle notre guide. « Des milliers de personnes sont mortes. Des prisonniers de droit commun, vite rejoints par des prisonniers politiques et des intellectuels qualifiés d’ennemis du peuple, ont creusé à la force du poignet, uniquement munis de pelles et de pioches. Ce fut l’un des pires goulags du bloc soviétique. » Arrêtés en 1953, les travaux ont repris sous Ceausescu en 1973, mettant toujours à contribution des opposants au régime condamnés aux travaux forcés. Finalement, le « canal de la mort » (ainsi surnommé par Ion Carja, ancien prisonnier politique auteur d’un livre racontant ses années de goulag) a été inauguré en 1987
La plus vaste zone humide d’Europe
Inscrit au patrimoine de l’Unesco depuis 1991, le delta forme un labyrinthe naturel, qui se partage entre la Roumanie et l’Ukraine. « 580 000 ha de zone humide, plus de 5 000 espèces végétales, plus de 300 espèces d’oiseaux, 45 de poissons et l’une des dernières forêts primaires d’Europe, la forêt inondable de Letea qui couvre 5 247 ha », énumère notre guide roumaine . En outre, une centaine d’espèces d’oiseaux choisit les roselières et les pâturages du delta pour hiverner ou s’y reposer entre 2 migrations. C’est aussi le royaume du pélican blanc et surtout du pélican frisé, des espèces protégées menacées d’extinction. Malheureusement, nous n’en verrons pas, car ils sont repartis en Afrique depuis la fin septembre. Entre les bras protecteurs, un enchevêtrement de chenaux, de lacs, de marécages, de canaux, de polders agricoles où poussent des céréales, de sansouïres (zones régulièrement inondées couvertes de plantes herbacées) où paissent de petites vaches brunes et des moutons, où galopent des chevaux sauvages. Un paysage vivant, qui évolue au gré des caprices saisonniers du fleuve et d’une activité alluvionnaire intense ; chaque année, le delta s’agrandit de 40 m². D’ailleurs, il commence à empiéter sur la mer Noire. « En 20 ans, les petites îles de l’embouchure sont devenues une presqu’île : la Roumanie est l’un des rares pays à s’agrandir tous les ans », s’enorgueillit notre guide. Sur les berges, les cannes à pêche reposent sur des fourches de bois flotté. En attendant que le poisson morde, les pêcheurs font griller des schachlicks (grandes brochettes de viande marinée) au feu de bois, cuisent des pommes de terre sous la cendre et vident des cannettes de bière. Certains ont installé des tentes pour y passer le week-end en famille.
La pêche est une activité économique importante pour les habitants du delta. Carpes, poissons-chats, perches, brochets, silures sont revendus sur les marchés ou dans les coopératives locales. Et les esturgeons ? « Il existe 3 espèces d’esturgeons qui remontent dans le delta : le béluga, l’osciètre et le sévruga », explique la guide. « En raison d’une surpêche, leur capture est strictement interdite. On ne trouve plus de caviar comme avant, mais le braconnage persiste encore… »
Navigation de Tulcea à Chiciu
Dès notre retour à bord, le MS Vivaldi quitte Tulcea pour une navigation de 359 km jusqu’à Chiciu. Sa vitesse moyenne pour remonter le fleuve est de 14 km/h. C’est le moment de faire connaissance avec quelques passagers, de profiter du pont soleil et des lumières du couchant, de jouer au scrabble ou de répondre aux quiz concoctés par l’équipe d’animation. Le fleuve est large, quasi immobile, bordé d’un épais rideau de saules et de peupliers qui empêche de voir au-delà.
Nous sommes en période d’étiage : par endroits, la profondeur n’est que de 40 cm en-dessous du tirant d’eau. « Quand on atteint les 20 cm en-dessous du tirant d’eau, la navigation est interdite », explique le commandant Adam Balazs, les yeux rivés sur le sondeur.
Peu avant Galati, on frôle la Moldavie. Le fleuve vire alors à angle droit, pour filer vers le sud. Galati est une ville industrielle, siège de l’administration portuaire et d’une succession de chantiers navals. Au milieu du fleuve, une langue de sable effilée héberge une colonie de mouettes qui se dore au soleil doux de ce début d’automne. Nous sommes 133 passagers à bord, dont 101 Français et une dizaine de Japonais. Vers 6 h chaque matin, les passagers nippons se retrouvent sur le pont soleil pour une séance de Qi Gong. Ce qui ne les empêche pas d’apprécier la bonne chère et surtout les vins français servis à bord. « Ils sont de plus en plus nombreux à venir sur nos croisières ; ils aiment l’art de vivre à la française », nous glisse Sarah, la maître d’hôtel.
Hétéroclite Bucarest
Le 3e jour est consacré à la visite de Bucarest. L’accès au centre-ville est compliqué : non seulement la capitale roumaine est l’une des villes les plus encombrées au monde, mais l’organisation d’un marathon complexifie la tâche de notre chauffeur. Après avoir serpenté longuement entre des blocs d’appartements grisâtres datant de l’époque communiste, le bus parvient enfin au Conservatoire national de l’habitat nommé aussi musée Dimitrie Gusti.
Sur 14 ha, ce parc abrite des dizaines de maisons traditionnelles représentatives des régions de Roumanie. Nous aurons juste le temps d’en découvrir quelques-unes parmi les plus belles, ainsi que de perdre et retrouver un passager japonais, avant de déjeuner dans un restaurant typique pour touristes.
L’après-midi, la visite de la ville se poursuit à pied. Dans la rue Lipscani, on pénètre dans une magnifique librairie de style Art déco fraîchement rénovée. Carturesti Carusel est réputée être la plus belle librairie d’Europe, et cela ne nous semble pas usurpé.
Nous faisons halte dans la petite l’église orthodoxe du monastère Stavropoleos, dont les murs sont recouverts de belles fresques. Avant de quitter Bucarest, nous passons devant le palais démesuré de Ceausescu (ou Maison du peuple), dénommé « tortul » (pièce montée) par les habitants. « Une seule partie est occupée par des institutions (Sénat, chambre des députés et cour constitutionnelle), explique la guide. Plus de 70 % du bâtiment est vide. Pour construire ce lieu, il a fallu détruire des quartiers entiers, des églises, un monastère et déplacer 50 000 personnes en périphérie. Tant de souffrance pour satisfaire le délire d’un seul homme ! » Puis, on aperçoit une cathédrale orthodoxe en construction pour laquelle la municipalité a déboursé 270 M€, alors que tant de bâtisses menacent ruine ! Bref, la ville est un mélange hétéroclite de blocs de béton (« locaux d’entreposage des travailleurs », comme les qualifie notre guide, reprenant une expression de l’époque communiste), de splendeurs de l’architecture valaque et d’édifices mégalos nés de la folie du dernier dictateur roumain.
En fin de journée, nous rejoignons à Giurgiu les passagers restés sur le bateau. Le Vivaldi traverse le fleuve pour rejoindre Roussé, petite ville bulgare en rive droite. Le pont de l’Amitié relie les 2 villes. Construit à l’initiative de Staline et inauguré en 1954 après sa mort, il était jusqu’en 2013 le seul pont reliant la Roumanie et la Bulgarie.
Nous avons rendez-vous au salon-bar pour une page musicale apéritive animée par un pianiste hongrois, suivie d’un dîner et d’une soirée folklorique bulgare. Je m’entretiens avec un jeune couple belge qui a pédalé quelque 2 500 km de Bruxelles à Tulcea, où il a embarqué avec ses vélos. « Nous prenons un peu de repos et découvrons la vallée du Danube depuis l’eau : on a choisi de faire le voyage de retour en bateau jusqu’à Linz et de poursuivre par le train », raconte le jeune homme. Les croisiéristes-cyclotouristes profitent toutefois des escales pour enfourcher leurs deux-roues, car les tarifs des excursions sont « trop élevés pour leur bourse ».
Monastère rupestre Saint Dimitryi Basarbovski
Après une nuit très calme sur le bateau à quai, nous partons dès 8 h en autocar visiter le monastère rupestre Saint Dimitryi Basarbovski, dans le village de Basarbovo, à une dizaine de kilomètres de Roussé. Construit dans le roc, l’édifice est un lieu de pèlerinage important pour les orthodoxes. Il est dédié à un saint thaumaturge et guérisseur, qui a vécu là entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Après avoir grimpé 48 marches bien raides taillées dans le roc, on accède à une cavité où dormait le saint. Après sa mort, le moine, dont le corps était imputrescible, a été enterré dans l’église du village. Pendant la guerre russo-turque de 1768-1774, ses reliques ont été transférées dans l’église St-Constantin-et-Ste-Hélène de Bucarest, où elles se trouvent de nos jours.
Dans la chapelle récemment reconstruite, une grande icône miraculeuse du saint avec un morceau de reliques est toujours vénérée par les fidèles.
Rousse : tons pastel et eau de rose
Retour à Rousse. La 5e ville de Bulgarie est coquette et pleine de charme. Des façades rose bonbon, vert pistache et jaune poussin d’époque ottomane alternent avec quelques bâtiments récents. Nous admirons l’Édifice des revenus sur la toiture duquel un Mercure ailé, protecteur des banquiers et symbole du commerce, veille. Construit en 1902, ce bâtiment est aujourd’hui un théâtre. Juste sur la droite, on contemple une magnifique bâtisse construite en 1897 dans un style rococo. Il s’agit du 1er hôtel privé en Bulgarie. En se promenant, la guide nous fait remarquer que les rues ont été pavées avec de la pierre de Saint Raphaël, provenant des carrières varoises du Dramont, acheminée par navires. Avant de revenir au bateau, elle nous indique une boutique où l’on peut trouver de l’essence de rose de Damas, spécialité bulgare mondialement réputée.
Pendant nos visites, le Vivaldi a navigué une cinquantaine de kilomètres jusqu’à Svishtov pour récupérer la totalité des croisiéristes. Il repart pour une navigation de 48 h en direction des « Portes de fer », seconde partie de notre voyage.
Voir la croisière : https://www.croisieurope.com/croisiere/mer-noire-danube-bleu-classique#cruise
MS Vivaldi
Bateau de la compagnie de croisières fluviales CroisiEurope, le MS Vivaldi appartient au cercle restreint des bateaux classés 5 ancres. Un gage de qualité pour les croisiéristes qui choisissent ce navire pour voguer sur les eaux du Rhin et du Danube.
La capacité d’accueil du navire est de 176 passagers pour 88 cabines réparties sur 3 ponts. Ce paquebot est doté d’une cabine pour personne handicapée. Chaque cabine est climatisée et équipée d’une TV satellite, d’une radio, d’un coffre-fort, d’un sèche-cheveux, d’une douche et d’un WC. Il possède un salon de 176 places avec piste de danse, un bar avec télé, vidéo et terrasse, une salle à manger de 176 places, un grand pont soleil avec transats, une boutique, et un ascenseur…
Texte et Photos : Brigitte Postel
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https://www.croisieurope.com/croisiere/danube-delta-peninsule-balkanique-3-classique