Parmi les tantras qui sont pratiqués au Népal et en Inde, celui de Chandamahâroshana est resté secret jusqu’en 2015, date de sa traduction en français. Transmis jusqu’alors uniquement de maître à disciple, ce tantra a été donné par Dharma Guruji, un vieux sage tantrique et adepte newar, à Evelyne Delamotte (la traductrice), Pascal Chazot (actuel directeur de l’école internationale « Mahatma Gandhi ») et à Eric Chazot (écrivain spécialiste de l’art de l’Himalaya), en remerciement de lui avoir sauvé la vie. Décryptage.

Une rencontre bouleversante

Dharma Guruji s’était dépouillé volontairement de toutes ses possessions et vivait uniquement grâce aux offrandes des villageois.

Le culte de Chandamahâroshana semble être apparu en Inde dès le VIIe siècle et au Népal vers le XIIIe siècle. Les Newars, population autochtone de la vallée de Katmandou sont les seuls à avoir conservé les textes sacrés dans la langue liturgique d’origine, le sanskrit. Au Népal, pays de castes, la religion est élitique : tout le monde n’a pas accès à la connaissance. Certains rituels et certaines connaissances porteuses de pouvoir heurteraient le bon sens populaire et pourraient servir à accomplir de mauvaises actions, c’est une des raisons du cloisonnement de la connaissance. Seuls les Vajarcharya, les prêtres newars de la plus haute caste bouddhiste, étaient initiés au Tantra, et les seuls capables de lire le sanskrit. En 1957, un lettré (pandit) de Patan, traduisit le Tantra de Chandamahâroshana en newari et en fit 6 copies. En 1960, il en donne une à Dharma Guruji (1898-1990), un sage, moine et yogi qui vit dans la banlieue de Katmandou et dont la réputation d’intégrité est déjà grande dans sa communauté. Celui-ci va consacrer les trente dernières années de sa vie à la pratique de ce tantra « avec une foi et une détermination qui n’ont jamais failli », selon Eric Chazot, qui s’est fait un devoir de relayer son message. Héritier de la tradition bouddhiste de la vallée de Katmandou, Dharma Guruji semble être le dernier maître à avoir pratiqué et enseigné ce grand tantra.


Eric Chazot a vécu au Népal de 1975 à 1988 avec sa compagne Evelyne Delamotte, qui a réalisé la traduction de ce texte sacré, et son frère Pascal. « J’avais pour voisin, dans une petite maison au toit de chaume, un vieux moine newar tout habillé de bleu qui vivait avec deux femmes toutes deux vêtues de rouge ; trio sympathique que je croisais quotidiennement et qui jouissait d’un grand respect auprès de la communauté népalaise. C’est ainsi que nous fîmes connaissance avec le « Blue Lama », dénommé ainsi en raison de la couleur de sa robe, couleur différente des autres lamas bouddhistes. Un matin à l’aube, la nonne Soukamaya, l’ainée des deux femmes avec qui il vivait, est venue me réveiller : le vieux moine était tombé inanimé dans son jardin et il semblait qu’il allait succomber à une crise cardiaque. Notre ami, Vincent Caillard, médecin à l’ambassade de France, que je suis allé consulter aussitôt, a posé bien heureusement le diagnostic d’une angine de poitrine et lui a administré de la trinitrine. Comme par miracle, quelques semaines plus tard Dharma Guruji était guéri. Un jour, il est venu frapper à notre porte, pour nous remercier de lui avoir sauvé la vie : selon lui sa maladie était un message des divinités : « la déesse m’a donné une bonne claque !  J’ai failli mourir ! Vous m’avez sauvé la vie et j’ai compris le sens de cet évènement« . Il venait leur offrir la seule chose précieuse qu’il possédait, un livre secret : le Tantra de Chandamahâroshana dont il était adepte. « Il nous confia alors solennellement la mission de le diffuser en Occident et plus précisément en France. Malgré nos réticences initiales, aucun de nous ne se sentant l’âme d’un missionnaire, ce fut le début d’une longue relation amicale, chaleureuse et humaniste qui dura jusqu’à sa mort, riche de longs entretiens où il expliqua aux messagers qu’il avait choisis, les rites tantriques et la philosophie qui les accompagne ». Evelyne Delamotte entreprendra la traduction, tandis que Pascal Chazot deviendra adepte et disciple du maître tantrique et Eric Chazot, un interlocuteur privilégié qui lui posera toutes les questions nécessaires à la compréhension de ce texte extrêmement ésotérique, et totalement déroutant qui ne manquait pas de susciter de nombreuses interrogations. Texte crypté dont les commentaires et les explications sont indispensables pour ne pas aboutir à de fâcheux contresens et donc à une pratique totalement erronée.

Dharma Guruji dansant lors d’une cérémonie dans le monastère de Kimdol Bahal.

Pourquoi enfreindre la loi du secret ?

« Dharma Guruji avait totalement conscience qu’en abolissant la très ancienne loi du secret, il prenait tous les risques des terribles malédictions édictées et les assumait sans les craindre, en maître éminent de la doctrine, en même temps qu’il en assurait la pérennité et la diffusion », assure Eric Chazot qui s’est fait un devoir de révéler le contenu de ce tantra et le message de ce maître.
En ces temps troublés que les Hindous et les bouddhistes appellent kâli yuga, l’ère des ténèbres, ce maître du tantra décide ainsi, avant de quitter définitivement le cycle des renaissances, de lever cette loi du secret pour le bien de l’humanité. « Je sais que le samsara, le monde, ne va pas bien, que la technologie le dirige et en épuise les ressources, qu’il y a des guerres et des famines. Je prie tous les jours, parfois je jeûne. À la vue de ce monde en perdition, j’éprouve une grande tristesse, et c’est pour cela que je vous ouvre la voie du tantra », confiait Dharma Gurudji à son interlocuteur. « Convaincu de la richesse du message spirituel, ayant passé sa vie dans la méditation et la pratique religieuse, Dharma Guruji considérait que l’époque actuelle ne justifiait plus le secret et qu’il fallait que la connaissance tantrique puisse être maintenant accessible à quiconque, n’importe où dans le monde. Selon lui, seul un être accompli sur 10 millions est capable de comprendre et pratiquer ce texte, encore fallait-il qu’il puisse y avoir accès et c’était la raison de la mission qu’il nous a confiée », explique Eric Chazot.

Népal. Katmandou. Dharma Gurudji mime dans la cour du monastère de Kimdol Bahal qu’il dirigeait un des épisodes de la vie du Bouddha : la rencontre avec un vieil homme où le Bouddha découvre la réalité de la vieillesse et de la mort.

L’union sacrée des opposés

Loin des relations sexuelles extravagantes qui ont tant aiguisé la curiosité des Occidentaux, la pratique tantrique a pour but l’élévation spirituelle et la libération des chaînes de la réincarnation. L’initiation transmise par le maître à son disciple scelle le lien qui les unit et pose le fondement de la base du tantra : la sagesse ne peut être obtenue que par l’union de l’homme et de la femme. Il faut comprendre que lorsque l’on évoque « maithuna », l’union sexuelle dans un cadre tantrique, c’est une forme de yoga, la plus élevée selon les pratiquants. Yoga qui a la même étymologie que « joug », veut dire « union » et dans ce cas il s’agit d’une métaphore de l’union du corps et de l’esprit. Ce n’est pas un hédonisme, une recherche du plaisir mais un rituel (conjoint à de nombreuses pratiques ou sadhanas tels méditation, visualisations, récitations de mantras, contrôle de l’alimentation, de la respiration, dessins de yantra …) qui a pour but l’éveil et la libération des chaines du samsara (l’incarnation terrestre). Cependant, l’homme s’essayera à s’abstenir de verser sa semence, car la sexualité n’a pas pour but la reproduction, mais la libération du karma. « L’union de l’homme et de la femme et la rétention du sperme peuvent permettre d’atteindre l’extase », confiait Dharma Guruji. Et il insistait sur la possibilité pour l’esprit humain de s’étendre et de rejoindre la Conscience ultime et universelle à l’aide de ce yoga, qui en est la forme la plus élevée et qui permet d’échapper au cycle infernal des réincarnations dans lequel l’homme ordinaire est enfermé. Dans l’enchainement des causes et des conséquences qu’est la vie humaine, l’origine de la conscience se trouve dans la sexualité, c’est donc par un retour à l’origine que procède la sexualité tantrique.

Népal : Art Newar tantrique de la vallée de Katmandou – Temple de Harishankar à Patan. Aisselier d’angle, support de corniche en bois sculpté représentant Acala l’immobile, Chandamaharoshan, une forme terrible du bodhisattva Manjousri portant l’épée. (Photo F. Guenet)

Un texte complexe, parfois abscons

Ce texte, qualifié de « roi des tantras » et aujourd’hui dévoilé, est un support, une trame (étymologie du mot tantra) qui doit permettre à l’adepte de se libérer de ses conditionnements et l’amener à l’état de Bouddha, (éveil, béatitude, libération, nirvana…) en une seule vie. « C’est une doctrine qui a pour but de ne pas se réincarner et d’échapper à la condition humaine faite de souffrance, maladie, vieillissement et mort inéluctable », explique Eric Chazot. Pour y parvenir, le tantra indique un ensemble de pratiques yogiques, d’instructions, de conduite à adopter et de « recettes » magiques qui seront activées par la récitation de mantras et de techniques de visualisation. C’est un chemin ardu, difficile à atteindre. Dharma Guruji mentionnait la nécessité d’une alimentation choisie avec des interdits tels l’alcool, la viande, les oignons, l’ail et les tomates, (relativement semblables à la diète des Jaïns), et des règles morales et éthiques très strictes. Dans ce texte il ne faut surtout pas prendre au pied de la lettre tout ce qui est écrit. Par exemple il stipule que l’adepte devra tuer son père et faire l’amour avec sa mère. Outre son sens symbolique que la psychanalyse ne désapprouverait pas, il est bien évident que cette recommandation doit être comprise dans un tout autre sens, d’ailleurs expliqué dans un des chapitres suivants, qui décrit précisément le processus de la réincarnation au moment de la fécondation.
Rédigé il y a plus d’un millénaire, dans un langage hautement codé et hermétique, le texte est traversé de recommandations et transgressions qui peuvent apparaître comme des contradictions pour le non initié qui n’a pas les clés indispensables à sa lecture. « Un autre exemple : l’adepte est végétarien mais dans le rituel il est expressément recommandé de consommer de viande. Comment manger de la viande sans tuer un animal, ni manger du cadavre d’animal mort ? Réponse simple : « le placenta est de la viande mais ce n’est pas du cadavre », révèle Eric Chazot. Cette narration mystique et initiatique est volontairement obscure et semble pleine de contradictions qui ne peuvent se déchiffrer que grâce aux explications d’un maître. Il faut aussi préciser que Dharma Gurudju considérait qu’un autre texte fondamental de la vallée de Katmandou, le Nâmasangîti (le nom chanté de Manjusri) fonctionne en symbiose avec le Tantra de Chandamahâroshana. C’est la complémentarité de ces deux textes qui peut aussi délivrer les clés de certains passages semblant obscurs ou contradictoires.

Népal : Art Newar tantrique de la vallée de Katmandou – Lingam ( phallus en érection sous la forme d’un œuf cosmique ) du dieu Shiva au centre de la Yoni( vulve de la déesse ). Temples du complexe médiéval de Panauti – District de Kavre dans la zone de la Bagmati. (Photo F. Guenet)

Le culte de la féminité

Au cœur de ce tantra, une place prépondérante est faite à la femme. Sans l’énergie féminine, tout est vain. La femme incarne la Sagesse (Prajna) et l’homme est le moyen d’y parvenir (Upaya). L’union des deux est la Connaissance (jnana en sanskrit, même étymologie que gnose). « L’homme est dieu pour la femme, la femme est déesse pour l’homme. Visualisant leur nature divine et unissant le Vajra (sexe masculin) et le Lotus (sexe féminin), ils s’honoreront mutuellement. N’adorez pas d’autres dieux », est-il écrit dans ce Tantra. Dans l’hindouisme, le symbole de Shiva, le lingam (phallus) dans la yoni (vulve) de son épouse Parvati ainsi que dans le bouddhisme, l’union sexuelle (Yab-Yum) des divinités tantriques nous rappellent que la sexualité renouvelle la vie et vivifie le processus éternel de la création et qu’elle est à l’origine de toute existence vivante, animale ou humaine. Comme précisé dans le chapitre « Louange de la femme » : « Plus que tout autre, l’amour et la jouissance que procure la femme apportent la plénitude. » Et aussi : « La femme à qui sont procurés tous les plaisirs, donnera l’accès à la bouddhéité. »
La sexualité, dans le contexte tantrique, est un moyen, non une fin, car l’essentiel se situe au-delà du plaisir ; il s’agit de parvenir à la fusion avec l’absolu, le flux de conscience primordiale. Grâce à l’importance de ces rites l’univers tantrique est une voie d’expérience plus que de connaissance, car c’est la pratique et non la théorie qui en constitue l’essence.

Dharma Gurudji porte sa couronne de danse pour la pratique de la danse sacrée.

Que représente Chandamahâroshana ?

C’est une déité farouche, et courroucée, également appelée Açala, l’Immuable. Le mot signifie littéralement : la grande colère terrible (mahâ :  grande, rosana : colère et chanda : terrible). C’est aussi une déité protectrice populaire exotérique dont on peut trouver des représentations dans les monastères et sur les pagodes de la vallée de Katmandou. De son pied droit il piétine les quatre Mâra (dieux hindous dans leur forme non tantrique : Brahmâ, Vishnu, Shiva, Indra) symbolisant les quatre entraves à l’Eveil que sont : les perturbations physiques et mentales d’une personne, les désirs et les passions, la mort, inéluctable et universelle, qui peut interrompre l’évolution spirituelle et faire douter l’adepte, le quatrième et le plus puissant étant le goût immodéré du pouvoir et la manipulation des autres à des fins personnelles.
De la main gauche Chandamahârosana tient un lasso pour attraper l’ignorance, de la droite il brandit une épée pour trancher les liens de l’ignorance et la tête des ennemis du bouddhisme. Il a le genou gauche en terre. Pour les initiés, et seulement pour eux, Chandamahârosana est aussi le symbole de l’extase, de la Joie Coémergente (une des quatre Joies que le pratiquant expérimente dans sa quête du nirvana). Il apparaît uni à sa partenaire féminine, sa Prajñâ, dans une représentation seulement visible dans la chambre secrète du sanctuaire. Prajñâ (la femme) et Upâya (l’homme) étant unis et immuables dans le plaisir. C’est le sens d’Acala, l’Immuable.

Brigitte Postel

Cet article est paru dans Inexploré n° 50.

Eric Chazot est un écrivain spécialiste de l’art de l’Himalaya et du Népal, où il a vécu et où il continue de séjourner plusieurs fois par an. Il a eu la chance de rencontrer et de se lier d’amitié avec un vieux sage newar, Dharma Guruji, qui lui a enseigné le Tantra de Chandamahârosana (un tantra bouddhiste) et l’a éclairé sur la connaissance et la pratique tantrique.


Lire : Tantra de Chandamahâroshana (traduction Evelyne Delamotte sous la direction de Dharma Guruji). Editions du Rocher, 2015. https://www.editionsdurocher.fr/product/100885/tantra-de-chandamaharosana/
Beau livre : Eric Chazot, François Guenet, Tantra, Théologie de l’amour et de la liberté, Ed. du Rocher, 2016. https://www.amazon.fr/Tantra-Th%C3%A9ologie-libert%C3%A9-Eric-Chazot/dp/2268080463