Avec la croissance démographique et les modifications de la consommation alimentaire, les besoins en eau augmentent tandis que la ressource est affectée du fait du changement climatique. Quelles perspectives pour les populations vivant en Amazonie, dans les déserts d’Afrique ou en Chine ?

L’eau est un trésor pour tous les humains, les animaux, les plantes. Or, sa disponibilité est inégale sur terre. Ghislain de Marsily, géologue, spécialiste en hydrologie, répond à nos questions.

Sénégal. Pêcheur sur le fleuve Sénégal.


Pouvez-vous tout d’abord nous expliquer le cycle de l’eau ?

Le cycle de l’eau peut être schématisé ainsi : il pleut, l’eau qui tombe s’infiltre d’abord en partie dans le sol, puis une autre partie ruisselle et grossit le débit des rivières. Cette eau finit par aboutir à la mer, où elle s’évapore, forme des nuages et retombe en pluie… c’est ce qu’on nomme le cycle « per ascensum » de l’eau. L’eau sur Terre est pour l’essentiel salée (elle est à 97 % contenue dans les océans), et c’est l’évaporation de cette eau à la surface des océans et des continents sous l’influence du rayonnement solaire, puis sa condensation et sa précipitation qui alimentent majoritairement le cycle de l’eau en eau douce. Ce cycle fournit en eau les continents, à la fois en eau dite  » verte  » (73 000 km3/an pour les continents de la planète), qui est l’eau stockée dans les sols après la pluie, puis qui est reprise et transpirée par la végétation, seules les racines des plantes étant capables d’extraire cette eau du sol. Il y a aussi « l’eau bleue » (36 000 km3/an), qui est l’eau qui coule dans les rivières et dans les nappes. C’est l’eau des ingénieurs, que l’on peut capter et faire couler dans des canaux ou des tuyaux pour la transporter, pour les besoins en eaux domestique et industrielle ou pour l’irrigation. Le dernier flux est la fusion en mer des icebergs relâchés par les continents gelés (Groenland, Antarctique) pour 3 400 km3/an. Ces flux sont presque entièrement utilisés par les écosystèmes naturels continentaux et côtiers, la vie s’étant partout développée jusqu’aux limites des ressources en eau disponibles.
Enfin, il y a les eaux fossiles, que l’on prélève sur les stocks contenus dans les grands aquifères de quelques pays (Inde, États-Unis, Chine, Pakistan, Iran, Mexique, dans l’ordre des prélèvements décroissants…), principalement pour l’irrigation des cultures, au rythme d’environ 100 km3/an, soit 2 % des prélèvements totaux d’eau pour l’irrigation. Ce chiffre est faible, mais cette situation n’est pas durable. En effet, les stocks de ces aquifères seront épuisés d’ici quelques décennies, ce qui nécessitera d’aller chercher de l’eau par canaux dans les grands fleuves, comme ceux descendant de l’Himalaya (Yang-Tsé-Kiang, Gange…), ou de dessaler de l’eau de mer.

De quelle eau est constituée notre ressource en eau ?

Pour l’eau que nous pouvons mobiliser, il s’agit pour l’essentiel des flux qui constituent « l’eau bleue ». Sa quantité globale semble assez stable depuis environ 6 000 ans. Mais c’est surtout sa répartition spatiale et temporelle (années sèches) qui varie. Certaines régions sont très arrosées tandis que d’autres souffrent de graves pénuries. Les causes de ce déficit sont liées au changement et à la variabilité climatique, aux activités humaines et au manque d’ouvrages permettant de stocker l’eau (exemple, le Burkina Faso, où il pleut abondamment trois mois par an, mais rien pendant le reste de l’année, avec pour conséquence quelque 3,3 millions de personnes confrontées à une insécurité alimentaire aiguë selon la FAO). Notons aussi que dans le monde, 30 % de l’eau consommée est une eau dite « virtuelle ». Lorsque nous achetons un bien matériel (produit alimentaire, le plus souvent, mais aussi produit industriel), qui est ensuite transporté dans un autre pays ou une autre région pour y être consommé, on parle d’eau virtuelle, de l’eau qui a servi dans un pays à produire ce bien et qui arrive dans un autre pays non pas sous forme d’eau, mais de bien de consommation. Par exemple, pour produire 1 kg de pommes de terre, il faut 100 l d’eau, pour 1 kg de blé, il faut 1000 l d’eau. Mais pour produire 1 kg de viande bœuf, il faut 13 000 l d’eau ! Sans oublier le coton : il faut en effet beaucoup d’eau pour irriguer les champs de coton (entre 500 et 1500 l/kg). C’est ainsi qu’un désastre écologique et humain s’est produit avec l’assèchement de la Mer d’Aral en Ouzbékistan, dû au détournement de l’eau de l’Amou Daria et du Syr Daria, qui viennent de l’Himalaya. Or la France importe beaucoup de son coton de cette région d’Asie : indirectement, nous sommes donc responsables de cet assèchement… !

Maroc. Jeune fille allant chercher l’eau au puit.

Quel est l’impact du réchauffement climatique sur les ressources en eau et les peuples ?

À l’échelle de la planète, il va pleuvoir dans les prochaines décennies plus qu’aujourd’hui. Les zones climatiques vont se déplacer en se décalant vers les pôles. Ce qui signifie que dans l’hémisphère nord le désert va remonter et que la zone méditerranéenne va se déplacer vers le nord. Ainsi, le sud de la France va devenir progressivement plus aride, avec une évapotranspiration plus élevée qu’aujourd’hui, favorisant le risque d’incendie. Tandis que les précipitations vont augmenter dans les zones nordiques de même que dans les zones tropicales. Quelque 110 millions d’hectares cultivables dans les latitudes méditerranéennes devraient être perdus par aridification en 2050, mais 160 millions d’hectares seront gagnés dans les latitudes nordiques (Canada, Sibérie) par réchauffement du climat.
Autre conséquence du réchauffement climatique : les évènements extrêmes (crues, grandes sécheresses, incendies, inondations) vont être plus fréquents et plus violents. Et c’est déjà ce que l’on peut observer dans quelques zones de la planète. Pour les peuples natifs vivant dans les zones tropicales et équatoriales, tels les Indiens d’Amazonie ou certaines populations africaines, ils vont devoir affronter de violentes précipitations entraînant des crues importantes et ravinant les sols. C’est aussi dans ces zones tropicales et équatoriales que se produit la déforestation, seconde cause du réchauffement climatique.

Inde. Rajasthan. Désert de Thar. Jeune fille portant des récipients d’eau.

Et pour les peuples des zones arides ?

Il faut savoir que 21,5 % de l’humanité se concentre aujourd’hui dans les steppes et les zones arides avec seulement 2 % des ressources en « eau bleue » de la planète. Les zones qui connaissent aujourd’hui un déficit physique chronique en eau sont les déserts : Sahara, Australie, tout le Nord de l’Afrique (zone sahélienne), la péninsule arabique, le nord de la Chine, certaines régions de l’Inde, le Mexique et le sud des Etats-Unis. Pour les populations vivant dans ces zones arides ou désertiques, soit elles devront importer leurs aliments, soit migrer. Le problème des migrants que nous rencontrons aujourd’hui n’est que le début d’une longue histoire qui va inévitablement s’intensifier avec les changements climatiques, la croissance démographique et la surconsommation de produits animaux.
De nombreux pays, tels la Chine, sont déjà incapables d’autosuffisance alimentaire par manque de terres cultivables ou d’eau et ils doivent importer de la nourriture depuis les pays aux productions excédentaires (Amérique du Nord et du Sud, Australie, Thaïlande, France). Dans un futur proche, avant 2050, l’Asie et l’Afrique du Nord-Moyen Orient ne pourront survivre qu’en important massivement de la nourriture ou en laissant émigrer leurs populations. L’Amérique du Sud paraît alors être le principal continent capable de fournir la production agricole nécessaire, mais au prix de défrichements gigantesques, réduisant encore un peu plus la part de la planète réservée aux écosystèmes naturels et à la biodiversité.

Selon ce scénario, on se dirigerait donc vers un défrichement des zones actuellement non cultivées mais cultivables ?

En fait, le vrai « problème de l’eau » sur Terre est celui de la croissance démographique, qui se produit principalement en Afrique subsaharienne. La population mondiale devrait croître jusqu’à 9,77 milliards d’habitants en 2050. Tous les continents se stabilisent sauf l’Afrique, où la population devrait atteindre 2,5 milliards en 2050 (1 milliard en 2000) et encore doubler en 2100. Mais nombre de pays africains considèrent que leur démographie, c’est leur force ! Pourtant, ils ne seront pas capables de se nourrir sans importer massivement, bien que ces pays se situent dans des zones très arrosées. Cette situation est due au sous-développement (production agricole insuffisante, manque de barrages, absence de canaux d’irrigation, etc.). Les populations natives aménagent peu leur espace. Elles ne modifient pas leur environnement en construisant par exemple des barrages, ce qui leur permettrait de traverser des périodes de sécheresse annuelles, ou celles dues à la diminution des précipitations avec le changement climatique. Et pour cause : elles n’en ont pas les moyens financiers. C’est là que la solidarité internationale doit intervenir pour financer les solutions techniques les mieux adaptées. Sinon, il ne restera qu’une alternative aux populations : se déplacer au sein de leur continent ou aller vers d’autres !
Pour faire face à cette explosion démographique, mais aussi pour parer aux modifications des habitudes alimentaires dans certains pays, l’enjeu de ce siècle est de réaliser les aménagements indispensables pour avoir de l’eau pour irriguer, tout en minimisant leurs impacts environnementaux. Il faut aussi créer des stocks de nourritures, de céréales, pour être capables de faire face à des années sèches, ou même à des séries d’années déficitaires, pendant lesquelles la production agricole mondiale sera insuffisante pour nourrir tout le monde…
Pour l’eau domestique, dont les besoins sont négligeables par rapport à l’eau agricole (par exemple pour la France, nous utilisons 50 m3 par an d’eau potable par habitant, contre 1.700 m3 pour nous nourrir), le problème n’est donc pas un problème de quantité, mais seulement de transport et de qualité, donc d’infrastructures d’adduction et de traitement de potabilisation des eaux. La planète ne manquera jamais d’eau domestique, si elle construit à temps ces infrastructures. Par exemple la ville de Windhoek (350 000 habitants), capitale de la Namibie en plein désert, est alimentée en eau depuis 30 ans par un barrage et une conduite de 800 km de long, ainsi que par le recyclage de ses eaux usées retraitées…

Oman. L’irrigation des oasis est faite par des canaux appelés falaj.

En 2050, pour alimenter tout le monde au régime alimentaire actuel, il faudrait 11 000 km3 d’eau par an, ce qui est possible si les pays déficitaires ont les moyens d’acheter leur nourriture auprès des pays exportateurs, et si ceux-ci acceptent de produire au-delà de leurs propres besoins. Si la consommation de viande s’accélère, il faudra 13 000 km3/an. Ces 11 000 à 13 000 km3/an se répartiront entre agriculture pluviale et irriguée : on va devoir partout augmenter les rendements ainsi que les surfaces cultivées. Mais qui dit plus d’agriculture pluviale dit défrichement et qui dit plus d’irrigation dit construction de barrages. De fait, de nombreux réservoirs devront être construits de par le monde dans les sites encore non équipés, lesquels serviront également à produire de l’énergie, dont la consommation augmente elle aussi de façon exponentielle. Il est exact que la construction de barrages a de graves conséquences environnementales, et que les opinions publiques occidentales y sont souvent opposées, aux motifs de la protection des populations qu’il faut parfois déplacer, à l’ennoiement des écosystèmes des vallées, et à la modification du régime hydrologique des cours d’eau en aval, aux conséquences écologiques néfastes et certaines, etc… Mais, si la population de la planète ne cesse d’augmenter, ne faut-il pas quand même chercher à la nourrir à tout prix ? Et de la façon la moins néfaste ? Les Occidentaux ont beau jeu de s’opposer à la construction de barrages dans les pays en développement, sachant que les leurs ont déjà été construits depuis longtemps : chaque Américain dispose en effet de plusieurs milliers de mètre cube d’eau stockée dans un barrage, un Français un peu moins de 1000 m3, et un Africain… de 3 m3 ! Les barrages ne sont certes pas une solution miracle et sont décriés par les écologistes, mais entre deux maux, il faut parfois choisir.

Soudan. Désert de Bayuda. Les animaux sont abreuvés dans un réservoir en argile situé à côté d’un puit.

Existe-t-il d’autres moyens de répondre aux besoins futurs en eau ?

On peut, en premier lieu, vivre plus sobrement, car la quantité d’eau pour nourrir un humain varie de 600 à 2500 m3/an selon les pays. On peut aussi se déplacer. C’est ce que font depuis des temps immémoriaux les populations nomades qui suivent le régime des pluies, comme aujourd’hui encore en Afrique, ou aux États-Unis pendant la grande sécheresse des années 1930, le fameux « Dust Bowl ». On peut aussi stocker l’eau quand il pleut, transférer de l’eau par des canaux ou des conduites sous-marines. On peut enfin retraiter les eaux usées et dessaler l’eau de mer.

Va-t-on manquer d’eau au final ?


Non, nous n’allons pas globalement manquer d’eau. Mais localement, oui, car cette ressource abondante est, au même titre que la population, inégalement répartie sur le globe. Le problème de l’eau est d’abord un problème technique qui, s’il n’est pas pris en compte par les gouvernements, deviendra un problème sociétal des plus délicats

Quelques références

  1. Marsily, G. de (2009) L’eau, un trésor en partage. Dunod, Paris, 256 p.
  2. MARSILY, G. de, Coordonnateur (2006) « Les Eaux Continentales »  Rapport RST n°25 de l’Académie des Sciences, EDP Sciences, Paris, 329 p.
  3. 56. LERIDON, H., MARSILY, G. de, Coordonnateurs (2011) Démographie, climat et alimentation mondiale. Rapport RST n°32, Académie des Sciences, EDP Sciences, Paris, 313 p.
  4. MARSILY, G. de, ABARCA-DEL-RIO, R., CAZENAVE, A., RIBSTEIN, P. (2018) Allons-nous bientôt manquer d’eau ? La Météorologie, Revue de l’atmosphère et du climat. N° 101, p. 39-49, Mai 2018. http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/67429/meteo_2018_101_39.pdf

Ghislain de Marsily

  • Professeur émérite à Sorbonne Université, université Pierre-et-Marie-Curie (Paris-VI) et à l’École des Mines de Paris, membre de l’Académie des sciences, de l’Académie des Technologies, de l’Académie d’agriculture de France et membre étranger de l’US Academy of Engineering, Ghislain de Marsily est géologue, spécialisé en hydrologie. Ses recherches portent sur les ressources en eau et les effets du changement climatique, la contamination des eaux par les activités humaines et les processus géologiques liés aux écoulements souterrains.

Interview réalisée par Brigitte Postel, parue dans la revue Natives n°4 https://www.revue-natives.com/editions/natives-n04/

Photos : Brigitte Postel