Comment avez-vous rencontré la transe ?


Ma première rencontre avec la transe, c’était lors d’une de consultation d’ethnopsychiatrie que j’animais au Centre Georges Devereux, centre universitaire d’aide psychologique aux familles migrantes. Dans ces consultations, nous recevons les patients en groupe de co-thérapeutes (médecins, psychologues, stagiaires, interprètes). Un membre de l’équipe nous avait demandé de recevoir une patiente d’origine camerounaise d’ethnie Douala. Elle était extrêmement déprimée à la suite du décès de son père, refusait de manger, ne s’occupait plus de son enfant en bas âge. Et les antidépresseurs prescrits n’avaient aucun effet sur elle. Je l’ai installée sur une chaise au centre du groupe et me suis mis face à elle. Puis, j’ai commencé à lui parler doucement, lui disant de fermer les yeux, de se détendre. Je lui ai proposé un moment de relaxation. Et d’un coup, ses yeux se sont mis à se révulser, ses lèvres à trembler et une voix grave, une grosse voix d’homme est sortie de sa bouche. Tout le monde a eu peur. Cette voix me demande : « Qui es-tu toi ? » En discutant avec l’entité, je me rends compte que c’est la voix de son père mort qui surgit, lors de cette transe imprévue. J’aurais pu tout arrêter là, mais j’ai répondu à la voix. Je lui ai demandé : « Mais toi qui es-tu ? C’est toi qui viens chez moi, c’est à toi de te présenter » ! Et la voix de répondre : « Je suis son père, je lui ai trouvé un mari mais elle le refuse ». Et là je dis : « Et quel père es-tu donc pour lui avoir trouvé un mari dans le monde des morts ! Crois-tu donc qu’un père a envie de voir sa fille dans le monde des morts ? ». Je l’ai donc engueulé, si vous voulez. La patiente est sortie de son état, un peu étourdie avec des maux de tête, et demandant à me revoir. Elle est en tout venue cinq fois. À chaque séance, c’est le père qui a parlé par sa bouche, demandant que l’on convoque ses fils qui étaient au Cameroun. Il a fallu persuader tous ses enfants de venir à la consultation. À la fin, toute la famille s’est retrouvée et les deux fils qui étaient des grands gaillards étaient morts de peur en entendant la voix de leur père s’exprimer et leur demander de régler l’héritage… J’ai donc fait une sorte de travail de notaire à partir des moments de transe de la femme douala. Après avoir transmis à la famille les instructions du père, elle est totalement sortie de sa dépression. Par la suite, j’ai appris que chez les Douala, il n’est pas rare qu’un membre de la famille entre en transe au moment de la mise en terre du mort pour exprimer ses dernières intentions.
Avec cette première expérience de transe, j’ai compris que c’est l’être invisible qui est important et non pas la transe. Ces invisibles peuvent différer d’une ethnie à l’autre, d’un pays à l’autre, dans ce cas-là, c’était un mort. Quand ces invisibles font irruption dans le monde visible, ils agissent sur les humains. Ce sont des présences. D’ailleurs, en arabe, pour désigner la transe, on dit hadra, ce qui signifie littéralement : « présence ».
Cette patiente était en permanence habitée par les entités du monde des morts. Dès lors que je suis intervenu et ai donné rendez-vous au père de séance en séance, j’ai transformé une relation permanente et toxique (avec un mort) en présence ponctuelle et réversible. C’est la clé pour comprendre le mécanisme de la transe. Elle transforme un état de dépression en moments d’échange.

Les cas de possession peuvent être fort différents ?

Certains cas sont d’ordre psychopathologique, mais beaucoup relèvent d’un contexte sociologique et de fonctions sociales, par exemple le statut de guérisseur, de voyant-thérapeute ou celui de membre d’une confrérie qui, chacun, peuvent « entrer en transe » pour accomplir leur travail de thérapeute. Quoiqu’il en soit, la possession consiste toujours en l’occupation de “l’intérieur” d’un sujet par un être culturel. Tantôt elle désigne l’occupation d’un sujet par un être surnaturel qui a un effet destructeur. Tantôt c’est le sujet lui-même qui recherche cette occupation, soit dans un but thérapeutique pour lui-même ou pour autrui, soit dans un but de voyance ou de prophétie. Ainsi, les Gnawa du Maroc pratiquent des cultes de possession festifs auxquels participent la population, mais aussi des malades qui viennent se faire soigner. Les prêtresses et les adeptes entrent en transe et rendent hommage à de petites divinités locales, des « génies » qui leur apportent réussite dans les actes de guérison, mais aussi dans le commerce, quelquefois dans la politique. Lors des cérémonies, la transe passe par un rituel où chaque geste, chaque instrument de musique, chaque chant, chaque pas de danse intervient suivant un ordre codifié. Ces actions développées au cours d’une fête rituelle permettent encore la survie de ces groupes, mais ils sont de plus en plus menacés, tant par les musulmans intégristes que par la médecine moderne.
Dans le monde arabo-musulman, au Moyen-Orient, au Maghreb, les esprits sont tout le temps présents, et avant tout dans la langue. En Ethiopie, en Egypte et au Soudan, des confréries organisaient naguère des rituels aux zars, esprits invisibles nombreux et ayant chacun un nom, auxquels participaient chrétiens, musulmans ou juifs. Zar est un mot amharique ; en hébreu le même mot signifie « l’étranger » et en arabe « le visiteur ». Si l’on prend les trois mots, on obtient une définition correcte du zar : « Un étranger qui vient rendre visite ».

Dans la première moitié du vingtième siècle, ma grand-mère a participé, au Caire, à de tels rituels festifs (on mange, on danse, on sert du thé, on plaisante…) souvent organisés pour soigner des personnes affligées par un zar. En Egypte, ces rituels semblaient aussi honorer « les esprits de la terre », les propriétaires du sol, c’est pourquoi, ils transcendaient les communautés et les religions. Du reste, la plupart du temps, on les appelait sayed, « le seigneur ». Au Maroc, les Gnawa les appellent mlouk, « les propriétaires ».


Derviche dansant (pixabay)

Est-ce que le zar existe encore dans les pays musulmans ?

Aujourd’hui, dans ces pays, les rituels au zar, de plus en plus réprouvés par un Islam rigoriste, sont devenus clandestins. Mais, il y a quelques décennies, tout le monde en Egypte avait au moins un membre de sa famille pratiquant le zar. Et les congrégations étaient très nombreuses. Les autorités ont voulu les maîtriser car elles avaient une puissance politique certaine. Du temps des Khédives, les autorités ont tenté de contrôler les congrégations. Au début du xxe siècle, le khédive Abbas a même créé une fonction, le cheykh macheyikh al-turuq alsufiyya, le « cheikh des cheikhs, maître des maîtres des voies du soufisme », une sorte de « pape » des rites aux démons. Malgré tous leurs efforts, les rites pullulaient. C’est l’islam d’aujourd’hui qui a réussi à les étouffer. Mais ce phénomène resurgira, c’est certain, car il existe depuis des millénaires.
Quant aux thérapeutes traditionnels, ils ont souvent affaire avec les djinns. Cependant, si un thérapeute veut avoir pignon sur rue dans un pays musulman, il se présentera nécessairement comme coranique. Ceux-là aussi déclenchent des sortes de transes chez leurs malades, mais ici, il s’agit plutôt d’exorcismes ayant pour fonction de chasser le démon de la personne possédée. Cette thérapie est souvent inefficace car, en présence du thérapeute, le djinn fait semblant de quitter la personne malade, et revient dès que le thérapeute est parti. Pour soigner une personne possédée, il ne faut pas chasser le djinn, il faut établir une relation avec lui, négocier, et savoir ce que l’être invisible exige des humains. Il faut toutefois savoir qu’on ne prononce jamais le mot djinn en arabe de peur de les convoquer. On emploie des euphémismes, des mots comme : muslemin, « les musulmans », ou encore é nass, « les gens » — ce qui signifie « des gens » (qui ne sont pas des gens, pas des humains). Et tout le monde comprend.
En fait, quels que soient les rituels, c’est toujours le même mécanisme qui est à l’œuvre : il s’agit de commercer avec des entités invisibles. Et avec les invisibles, il convient d’agir concrètement. De pratiquer des rites particuliers. C’est ce que font les thérapeutes traditionnels que l’on appelle souvent « maîtres des esprits ».

Quant à moi, quand je soigne des patients qui me semblent possédés par des esprits, je m’adresse directement à eux, aux non-humains qui les tourmentent. Du coup, j’installe les patients dans une position où il leur sera plus facile de guérir, car à aucun moment je ne les rends responsables de ce qui leur arrive.

Existe-t-il des cas de transe spontanée ?

Dans le candomblé pratiqué au Brésil, apporté par les esclaves africains, du Bénin et du Congo, principalement, la première transe d’un participant est souvent spontanée. Elle survient dans le terreiro (lieu de culte) où se déroule la cérémonie célébrant un ou plusieurs orishas (divinités) et apparait souvent à la fin de la première partie de la séance. La personne est soudain « prise » par la divinité et tombe violemment à terre. Elle est alors prise en charge par des femmes dont le rôle est de s’occuper des possédés et conduite dans une pièce secrète où se déroule la phase de réclusion initiatique. Par contre, les transes des autres initiés apparaissent avant, de manière codifiée car ceux-là sont rituellement préparés à recevoir leur divinité.

Prêtresses de Candomblé. Salvador de Bahia (B. Postel).

Est-ce qu’une personne peut rentrer en transe en dehors d’un groupe ?

Non, c’est toujours un phénomène de groupe, ou de famille. Ce n’est jamais un phénomène solitaire. La transe n’apparaît pas n’importe où, ni n’importe quand. Voire sous la seule influence de la musique, des chants, du tambour, de la cloche… Sauf s’il s’agit d’un guérisseur qui a été longtemps entrainé à cela. Par exemple, dans le cas de guérisseurs musulmans, après avoir négocié avec les djinns de leurs malades, ils les gardent quelquefois avec eux et les honorent. Par la suite, ils pourront leur demander d’intervenir pour eux-mêmes ou pour d’autres patients. Autour de la case ou de la maison, ils ont des lieux, sortes de petites chapelles où ils hébergent leur djinn. Ils sont craints et même quelquefois poursuivis par la vindicte des villageois. Pour se protéger et éviter d’être accusés du malheur qui arrive dans la communauté, ils se font souvent instructeurs coraniques (fkih). Mais à cause des intégristes, ils ne peuvent plus faire leurs fêtes. Et s’ils cessent d’honorer leurs djinns, ils tombent malades. Car le lien que l’on noue un jour avec une entité est destiné à durer toute la vie. Et aujourd’hui beaucoup sont malades de ne pouvoir les honorer. En Algérie, cela devient poignant.

La transe peut-elle être considérée comme un dispositif thérapeutique permettant dans un même mouvement de soigner et de restaurer la place du malade dans sa communauté ?

Rappelons que les maladies impliquant une transe sont souvent des « élections ». Un malade reste souffrant tant qu’il n’a pas entendu l’appel de l’entité. Le phénomène le plus spectaculaire auquel j’ai assisté s’est passé au Brésil. Dans un supermarché, j’ai rencontré un homme, un métis des favellas, avec qui je me suis mis à échanger dans une file d’attente. Alors que je lui racontais ce que je faisais comme travail, il me dit avoir été atteint de furonculose sur tout le corps, résistante aux antibiotiques. Les médecins lui avait dit que sa maladie allait évoluer vers une septicémie et qu’il risquait d’en mourir. En désespoir de cause, il est allé à une cérémonie de candomblé où une prêtresse lui a appris que c’est Sakpata (ou Obaloyé comme on l’appelle dans le candomblé, fils ainé de la mère des Orishas) qui se manifestait là. Sakpata est souvent représenté couvert de pustules de variole. Après s’être soumis aux rituels dédiés à cette divinité, ses furoncles ont totalement guéris mais en laissant des cicatrices qu’il s’est fait un plaisir de me montrer. Surprenant ? En reliant cette personne à la culture de ses ancêtres africains, le candomblé avait permis sa guérison.

Quel est le lien entre possession et chamanisme ?

Les chamanes sont aussi possédés, mais à la différence de la possession par les « êtres culturels » où ce sont les invisibles qui descendent visiter les humains, le chamane va « monter » à la rencontre de son « guide ». Il part donc, en une sorte de rêve éveillé, à la recherche de son entité, de l’esprit. La plupart du temps aidé par le tabac car il va « monter » avec la fumée et par bien d’autres substances psychotropes.

Cérémonie chamanique (visualhunt)


La psychanalyse freudienne s’est évertuée à expliquer les phénomènes de possession en les renvoyant à l’hystérie, la psychiatrie moderne à des processus de dissociation et d’hallucination. Qu’en pensez-vous ?

C’est Charcot qui a commencé ! Dès les années 1890, il a entrepris de laïciser les mécanismes de la possession. C’est lui qui a décrit les possédées du démon de la tradition chrétienne comme étant des hystériques souffrant de problèmes psychiques. En agissant ainsi, Charcot, c’est clair, souhaitait monopoliser le marché des problèmes psychologiques des femmes — ce qu’il a, du reste, réussi à faire. Freud n’a fait que poursuivre dans la même direction, précisant même que les possédées souffraient de problèmes sexuels. Je ne ferai qu’un seul commentaire. Aujourd’hui, l’hystérie a disparu des manuels de psychiatrie, quant aux phénomènes de transe, ils sont plus présents que jamais.

Interview réalisée par Brigitte Postel
Cette interview est parue dans Natives n° 6 https://www.revue-natives.com/editions/natives-n06/

Biographie
Tobie Nathan est né en 1948 de parents italiens juifs, installés au Caire. La famille émigre en Italie en 1957 puis en France en 1958. Docteur en psychologie, docteur ès lettres et sciences humaines, il devient en 1986 professeur de psychologie clinique et pathologique à l’université Paris-VIII, où il crée en 1993 le centre d’aide psychologique aux familles migrantes Georges-Devereux – du nom de son professeur, psychanalyste et anthropologue, fondateur de l’ethnopsychiatrie.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages scientifiques et essais, dont La Folie des autres (1986), Nous ne sommes pas seuls au monde (2001), Du commerce avec les diables (2004), La Nouvelle Interprétation des rêves (2011), Philtre d’amour (2013), Les âmes errantes (2017) et de romans dont Saraka Bô, (1993), Ethno-roman (2012), Ce pays qui te ressemble (2015), La société des Belles Personnes (2020).
Et, à Paraître en octobre 2021, aux Editions L’Iconoclaste : Secrets de thérapeute.