Couverture de Proust Voyant par Bertrand Méheust
Couverture de Proust Voyant par Bertrand Méheust.

À l’occasion du centenaire de la mort de Marcel Proust (le 18 novembre 1922), Bertrand Méheust, philosophe et sociologue, publie Proust Voyant (1). L’auteur, historien de la métapsychique, met en évidence un aspect totalement ignoré de l’œuvre de cet immense écrivain, la plupart des exégètes méconnaissant cette dimension de la culture dans laquelle baignait le romancier. Son ouvrage éclaire ainsi tout un pan masqué de la Recherche du temps perdu et des capacités médiumniques attribuées à Proust par ses proches.

Marcel Proust a près de quarante ans quand il commence à composer son œuvre, « un édifice immense du souvenir », dans le secret d’une chambre close, voyageant par l’esprit pour revivre son passé en le métamorphosant par l’écriture. Si le sens de cette opération nous échappe aujourd’hui, elle était claire pour ses proches qui lui reconnaissaient des capacités de perception exceptionnelles. Son ami intime, le musicien Reynaldo Hahn, ne le qualifiait il pas de « médium éveillé » capable de lui faire connaître tout à coup « les pensées d’autrui jusque dans leurs replis secrets, par un brusque processus de discernement psychologique, par une brusque illumination ».

Marcel Proust.
Marcel Proust.

Certains de ses proches, telles Anna de Noailles ou Elisabeth de Gramont pour ne citer qu’elles, le considéraient comme un « voyant » véritable, comme un homme qui semblait lire dans les esprits, et dont la fréquentation pouvait déclencher chez certaines personnes (comme la Princesse Bibesco) un sentiment de sidération et d’angoisse. Devons nous alors nous étonner que, quelques mois après sa mort, en janvier 1923, dans un hommage publié par la NRF, la plus prestigieuse revue littéraire de l’époque, près de la moitié des contributeurs confirme son don de voyance. Et que d’autres qui l’avaient approché partagent ce point de vue ? Cette citation de Reynaldo Hahn résume au mieux ses aptitudes : « Des critiques de grande intelligence et de grand savoir ont analysé avec perspicacité l’œuvre, le génie et l’âme de Marcel Proust et il y a dans leurs écrits beaucoup à retenir. Mais certains phénomènes de cette personnalité probablement unique ne seront expliqués que lorsqu’il nous sera donné de pénétrer plus avant les mystères du monde inconnu qui nous entoure – qui nous régit peut-être –, de ce monde qui, en dépit de lueurs et d’éclaircies de plus en plus fréquentes, nous demeure encore fermé, et auquel Proust appartenait bien plus qu’à notre monde visible, palpable et accessible aux investigations de la connaissance humaine. »

Proximité avec les mondes de l’invisible

Familier du monde médical auquel son père et son frère appartenaient, Proust est aussi imprégné des recherches de l‘époque sur les phénomènes psychiques. (En 1919, l’Institut métapsychique est fondé à l’initiative d’une de ses proches, la comtesse Greffulhe qui lui inspira le personnage de la duchesse de Guermantes). Le romancier s’empare subtilement de ces phénomènes paranormaux dont il a connaissance pour les transfigurer et construire les grands moments de son récit. « Toute la Recherche semble conçue comme une odyssée de la conscience élargie. Les résonances entre le projet littéraire de Proust et la Recherche sont si nombreuses que quand on en prend la mesure, il mérite d’être situé parmi les explorateurs de l’esprit du début du XXe siècle, aux côtés d’Henri Bergson (son cousin) et de William James », révèle Bertrand Méheust. On peut s’étonner d’une telle affirmation. Mais en 1923, elle était patente : « Ce qui nous semble exotique aujourd’hui, écrit Méheust, allait de soi en 1922. Quand ils exaltaient « l’instinct divinatoire » de Proust, ses amis étaient tout simplement dans l’air du temps, comme cela apparaît à l’évidence dès que l’on observe le contexte précis de ces hommages. »
Par ailleurs, Proust fréquentait des voyantes, notamment Madame Fraya, la plus célèbre des voyantes de l’époque, celle-là même qui, en 1910, avait prédit l’assassinat de Jaurès (1914). Enfin, en fréquentant les salons aristocratiques, il n’a pas manqué d’accumuler des informations sur les phénomènes médiumniques qui défrayaient alors la chronique. « Chez Madame Fraya, experte en la matière, il lui aurait fallu se boucher les oreilles pour ne pas entendre des informations relatives aux processus de la psychométrie. Pour toutes ces raisons, il ne pouvait ignorer ces phénomènes. On doit donc en conclure que c’est parfois intentionnellement qu’il les a utilisés dans son grand récit », assure Méheust. Reynaldo Hahn a d’ailleurs insisté sur le fait que l’on ne pouvait comprendre son œuvre si on ne prenait pas en compte cette singularité de l’auteur.  

Une finesse visionnaire

L’argument central déroulé par Méheust est qu’un lecteur attentif possédant la culture adéquate découvre sans trop de peine ce que l’on pourrait appeler le « secret de fabrication » des passages célèbres de la Recherche où le Narrateur entre dans une sorte d’extase. L’épisode de la madeleine (biscotte dans les premières éditions) est la première de ces extases. Dans ce célèbre passage, le Narrateur s’attache à analyser finement non pas une réminiscence mais une émotion mystérieuse qui ressuscite son enfance à Combray et fait jaillir en lui une si « puissante joie » qu’elle lui rend aussitôt « les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire ». D’autres extases suivront, provoquées par les clochers de Martinville, les aubépines à Combray, ou les pavés de la cour de l’hôtel de Guermantes qui éveillent en lui Venise où il avait ressenti cette même émotion en butant sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc. Autant d’extases qui scandent le roman et dont le dénouement sera révélé dans le dernier opus : Le Temps retrouvé.
« Pour qui sait les décrypter, les grands moments extatiques vécus par le Narrateur peuvent être lus comme des répliques augmentées de l’expérience fondatrice de la madeleine.  L’auteur s’est inspiré de la transe magnétique pour enrichir sa palette narrative. Mais ce n’est plus l’accès à des connaissance supra normales que recherche son « mnémonaute », c’est l’accès à une nouvelle transe esthétique, à travers laquelle le sujet, accédant à l’essence de la présence, découvre enfin la Félicité suprême. Le mythe nouveau de l’art salvateur se glisse dans les oripeaux du mythe magnétique pour lui donner une fonction nouvelle », résume Méheust

Pour un historien de la métapsychique comme Méheust, « les matériaux narratifs avec lesquels Proust a construit ces textes, à commencer par le fameux passage de la madeleine, ce sont tout simplement les processus de la haute voyance, finement décalqués, tels qu’ils ont été objectivés par les magnétiseurs au XIX° siècle et par les métapsychistes dans les deux premières décennies du XX° siècle. Si cette évidence n’est pas encore perçue comme telle, un siècle après la mort de Proust, c’est que très peu de gens possèdent la culture appropriée, à cause de l’interdit culturel qui pèse sur les travaux des sciences psychiques. La culture vivante, concrète, avec laquelle le grand récit de Proust entre en résonance, a ainsi échappé au regard de la critique. »

Proust : un sujet « psi » ?

C’est dans les Miracles de l’esprit, paru en 2011, que l’auteur a entrevu cette hypothèse, exposée dans un bref chapitre. En relisant en historien des sciences psychiques le premier et le dernier livre de la Recherche, l’évidence lui est apparue : « le fameux syndrome de la madeleine par lequel Proust a acquis une renommée universelle peut être lu comme la reprise et la transfiguration littéraire d’un phénomène psychique lourd d’implications, très étudié au temps de Proust, que les métapsychistes et les parapsychologues ont nommé la psychométrie : à savoir, la capacité, manifestée d’abord par les anciens somnambules magnétiques, puis retrouvée à la fin du XIX° siècle chez les médiums, de découvrir un monde à partir d’un objet quelconque et d’en tirer des informations factuelles empiriquement vérifiables. Tout le parcours psychique du Narrateur va se déplier à partir de cette expérience. »

À la fin de son livre, tirant le bilan de son entreprise, Méheust avoue son étonnement : l’hypothèse qu’il avait d’abord entrevue dans une intuition subite s’est vérifiée bien au-delà de ses attentes. Car c’est en effet la Recherche tout entière qui peut être lue comme une odyssée de la conscience élargie. La quête du narrateur n’est pas une quête de la mémoire personnelle usuelle, elle est une redécouverte de la Grande Mémoire, de la Mnémosyne de la Grèce archaïque, qui s’ouvrait aussi bien sur le futur que sur le passé. Dans cette perspective le Narrateur apparaît ainsi comme une sorte de « sujet psi » camouflé, qui ne s’avoue pas comme tel, et qui le plus souvent, ne semble pas se connaître comme tel : « Qu’il ait ou non compris la nature des phénomènes auxquels il se confronte, le Narrateur incarne sous des formes détournées et atténuées la trajectoire d’un sujet psychique typique des premières décennies du xxe siècle. Thaumaturge en herbe, c’est en jouant qu’il obtient la première révélation de son pouvoir de clairvoyance (2). Adolescent perturbé, il est témoin d’un poltergeist. Et, pour parfaire ce profil, il semble affecté d’une mystérieuse maladie et d’une inexplicable fragilité, évocatrice des souffrances initiatiques qui perturbent régulièrement la vie des grands sujets psychiques et des mystiques. Le perfectionnement de sa clairvoyance lui vient en plusieurs étapes, à commencer par la rencontre du baron de Charlus, puis au contact d’autres personnages. Son trajet culminera avec l’extase dans l’Hôtel des Guermantes (3). Il est peu probable qu’un parcours aussi impeccable n’ait pas été soigneusement calculé par le romancier. »

Une démarche cachée ?

Ayant retenu le conseil de Reynaldo Hahn, Méheust a pris ses distances avec le principe de la séparation de l’homme et de l’œuvre qui prévaut encore dans la critique proustienne, et s’est engagé dans une démarche psycho-biographique. « Il est impossible (et suspect) de séparer l’homme et l’œuvre puisque c’est pour une part avec des matériaux tirés du plus profond de son être que Proust l’a construite », explique-t-il. D’autre part, les conditions d’isolation sensorielle, désormais bien connues et même entrées dans la légende, dans lesquelles l’auteur a travaillé, viennent compléter ce profil. Comme en témoigne le peintre et écrivain Jacques-Emile Blanche dans son hommage (NRF 1923) : « L’œuvre de Proust n’a pu être conçue que dans la clairvoyance de l’insomnie, dans cette chambre close, noire, sans air, où il revivait son riche mais si bref passé, relié au monde extérieur par une sorte de TSF communiquant avec tous les points de l’univers ». Méheust en vient à conclure, avec les précautions d’usage, que Proust côtoie la catégorie jugée encore aujourd’hui marginale et même suspecte des écrivains médiumniques.  Un pas décisif et un peu ironique quand on connaît la renommée désormais mondiale de l’auteur, et son statut d’écrivain des élites.
Mais l’interdit culturel n’explique tout. Si l’utilisation littéraire de la métagnomie par Proust n’a pas encore été repérée et comprise, c’est aussi à cause de la spécificité de sa démarche.  Son propos, en effet, est toujours voilé, et il faut, pour le décrypter, mobiliser une culture qui maîtrise la connaissance des sciences psychiques, une dimension de l’expérience humaine sur laquelle se sont penchés les plus grands penseurs du temps de Proust. S’il agit de la sorte, ce n’est pas parce qu’il craint les critiques des matérialistes, dont il n’a visiblement rien à faire : il a toujours procédé de la sorte dans tous les domaines qu’il a abordés, qu’il s’agisse de l’homosexualité, du statut des femmes, etc.  En résumé, Méheust soutient que, persuadé du pouvoir de l’implicite, l’auteur de la Recherche a glissé les pouvoirs psychiques dans son grand récit comme un produit de « contrebande », pour qu’ils travaillent les esprits à leur insu dans la durée.

1 – Proust Voyant, éd. Vues de l’esprit

2 – Lorsqu’il évoque ses souvenirs d’enfance, Marcel Proust fait une allusion explicite à la genèse de ses pouvoirs psychiques, mais sous la couverture de l’humour et d’une manière si subtile que personne ou presque ne semble l’avoir compris ou pris au sérieux. Il s’agit pourtant d’un moment décisif pour la compréhension de sa trajectoire. Au début de Du côté de chez Swann, il contemple avec le regard d’un enfant de sept ans le paysage que lui dévoile sa lanterne magique, le château de Geneviève de Brabant, la lande où galope le cheval de Golo et les « transvertébrations » surnaturelles de l’animal. Et c’est là que tout commence : « Le château et la lande étaient jaunes et je n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait montré avec évidence. » Le fait est mentionné en passant mais affirmé fermement comme s’il allait de soi (« avec évidence ») : le narrateur a pu deviner les couleurs de la lande et du château avant de les avoir vues. Cette phrase apparemment anodine appelle pourtant un commentaire car elle fournit l’une des clés de l’œuvre : c’est le moment décisif où le jeune mnémonaute découvre le pouvoir de voyance qui l’habite et l’avoue discrètement à son lecteur.

3 – S’essuyant la bouche avec une serviette empesée lors d’une réception à l’hôtel de Guermantes, une serviette ayant la même raideur qu’une utilisée un jour à Balbec (Cabourg), une « vision d’azur » passe devant ses yeux comme si « le domestique venait d’ouvrir la fenêtre sur la plage. »

Bibliographie de Bertrand Méheust

Bertrand Méheust.
Bertrand Méheust.

Science-fiction et soucoupes volantes, Le Mercure de France, 1978.
Somnambulisme et médiumnité, Editions de La Découverte, 1999.
Les miracles de l’esprit, Editions de La Découverte, 2011.
Alexis Didier, un voyant prodigieux, Les Empêcheurs de penser en rond, Le Seuil, 2003.
Cent mots pour comprendre la voyance, Les Empêcheurs de penser en rond, Le Seuil, 2005.
Jésus thaumaturge, Dunod, 2015.