C’est dans les monts Sôrak, en Corée du sud, que nous avons rencontré Park Dong Jun, membre de la confrérie des Simmanis, les chercheurs de ginseng sauvage. Le photographe Pierre Bessard a eu le privilège de le suivre dans sa quête de cette racine devenue rarissime. Une plante si sacrée et précieuse que seuls les « élus » de Sansin (ou Sanshin), l’esprit de la montagne, peuvent la trouver après des visions oniriques et maintes purifications rituéliques.
À la recherche de la racine merveilleuse
En Corée, on appelle le ginseng sauvage sansam, ce qui signifie « ginseng de montagne ». Alors que le ginseng, quelle que soit la variété, se nomme insam, qui peut se traduire par homme-plante. On trouve ce ginseng sauvage dans les forêts des montagnes escarpées du nord de la péninsule, à environ 1000 m d’altitude. La tradition dit que ce sansam (1) est de loin le plus précieux des remèdes. Vingt, trente, cinquante ans, voire plus, passés dans des terres riches en humus situées aux marches du ciel, permettent au ginseng de se charger en constituants minéraux et nutritifs et lui confèrent des vertus quasi miraculeuses. Il faut dire que la montagne, qui couvre environ 70 % du territoire coréen, est un monde assez impraticable où les mythes et les coutumes chamaniques, d’origine ouralo-altaïque, ont longtemps été préservées. C’est aussi le royaume des dieux et des morts, berceau de la légende qui a fondé la nation (2).
En raison de cet environnement particulier, le ginseng sauvage est réputé avoir une efficacité médicinale souveraine pour renforcer le système immunitaire et dans de nombreuses maladies telles, l’hypertension, les maladies cardiaques, le diabète, le cancer, etc. ou encore pour réveiller les vigueurs masculines, même à un âge avancé.
Mandragore coréenne
Il existe pléthore de récits de guérisons extraordinaires avec ce rhizome dont l’usage était initialement réservé à l’empereur, un trésor que la cour de Corée offrait également en cadeau aux chefs d’Etats étrangers. Comme la racine de la mandragore, sa forme anthropomorphe est à l’origine de toutes sortes de croyances. Mais aussi d’effets bien réels. Souvent comparé à une femme qui croise les jambes, mais d’énergie yang, le sansam est simplement appelé sim par les simmanis. Une plante si unique que toute la vie de ceux qui la collectent est régie par des règles et des tabous très stricts. Comme je suis une femme, d’énergie yin, il est hors de question que je parte avec Park Dong Jun à la recherche du sansam, car l’esprit de la montagne serait mécontent et c’est lui « qui donne le sim ».
Mais Sansin ne le donne pas à n’importe qui. Même si aujourd’hui, tourisme oblige, beaucoup se prétendent simmanis alors qu’ils ne respectent pas les rites, on ne dénombre qu’une dizaine d’authentiques chercheurs de sim en Corée.
Cela fait déjà trente ans que Pak Dong est simmani. En dehors de la période de cueillette, qui s’étend de juin à octobre, il travaille dans sa petite ferme. Il raconte s’être préparé longtemps à cette quête et a prié Sansin de lui porter chance. Au printemps, il est allé avec dévotion dans la montagne visiter les endroits où des sims ont été trouvés dans le passé et faire des offrandes dans les nombreux autels qui s’échelonnent sur les sentiers sauvages. Plusieurs semaines avant de s’aventurer sur les territoires du dieu, le simmani va noter tous ses rêves, parfois en discuter avec d’autres simmanis pour tenter de déchiffrer le sens des messages que les dieux lui ont envoyés en songe. Ainsi, un songe significatif (rêve de vieillard, de serpent, d’un lieu précis, d’un mort, etc.) au mois de janvier peut laisser penser que le chercheur trouvera un sim 6 mois plus tard. Un songe en février vaudra pour août, etc. Pour les anthropologues Choi Young-Hee et Pierre Erny (3) : « Un évènement malheureux en songe annonce un évènement heureux » dans la réalité. C’est ainsi qu’un rêve de cadavre est le meilleur qu’un simmani puisse recevoir. Le défunt représentant le sim qui va être « tué ». « La transgression des interdits est ainsi permise dans la vie onirique, ce qui a certainement un effet cathartique et équilibrant pour des hommes à ce point entourés de règles et de tabous », remarquent les anthropologues. Malgré l’influence des religions étrangères (confucianisme, bouddhisme, christianisme, etc.), la Corée est héritière de coutumes chamaniques qui expliquent le culte des Esprits ou des divinités locales. « Entre vie nocturne et vie diurne il y a une étonnante continuité. Le rêve offre au simmani l’occasion de rendre visite au monde caché derrière la scène visible du réel. L’univers onirique, avec son espace et son temps spécifiques, apparaît ainsi comme une zone unique où devient possible la communication entre divinité et humanité », ajoutent nos auteurs.
Rituel chamanique ou kut
Pour déterminer la date précise de recherche, on fait appel à une chamane qui va célébrer un kut. Mais personne d’autre que le simmani (ou ses collègues) ne doit être au courant de la date de l’expédition. Tout le temps qui précède son départ, le simmani va mener une vie ascétique : abstinence totale car une perte de semence entraîne une carence d’énergie yang, pas d’alcool, pas de télévision, interdiction d’assister à des funérailles et de rencontrer les membres endeuillés de la famille de la personne décédée, ou d’entrer dans une maison où un bébé vient de naître, ceci pour se tenir à l’écart des vicissitudes du monde. Il lui faut aussi s’abstenir de certaines nourritures, comme le poulet, les œufs, le poisson, la viande de chien et les aliments qui ont été offerts pendant le kut aux déités du panthéon chamanique. Si un interdit est brisé, la recherche est reportée d’un à plusieurs mois selon la gravité de la transgression afin d’avoir le temps de se purifier à nouveau.
Départ pour la montagne
Entièrement vêtu de blanc (Les esprits végétaliens sont associés au ciel et à la couleur blanche), d’une veste sans manche bleue, coiffé d’un tissu blanc et d’un chapeau de paille fixé par une lanière de coton blanc nouée sous le menton, un sac de jute en bandoulière rempli d’offrandes, le chercheur part pour plusieurs heures de marche, parfois plusieurs jours, sur un sentier caillouteux à peine repérable au milieu de la végétation. Il arrive aussi que les simmanis partent en groupe, toujours en nombre impair, pour s’entraider quand ils doivent déterrer la fameuse racine. Il faut avancer en file indienne et en silence. Au premier ruisseau rencontré, le simmani va faire des ablutions pour se purifier.
Poursuivant sa pérégrination et arrivé près d’un rocher choisi, en général proche d’un ruisseau, le simmani déploie ses offrandes (oranges, melons, riz, poisson séché), étale sur le roc le soji, le papier blanc rituel, afin d’éloigner les forces impures et allume deux cierges. Il va alors implorer l’esprit de la montagne afin de l’aider à trouver le sim, de le protéger pendant sa recherche, et exprimer son respect pour la montagne. Puis il brûle le papier rituel et lance des incantations aux esprits de la forêt et de la montagne en levant les bras au ciel tout en tournant sur lui-même dans une sorte de danse.
Une fois ce premier rituel terminé, il laisse les offrandes en place, s’incline profondément et repart en se laissant guider par son intuition selon les messages qu’il a reçus en rêve. Mais il arrive parfois que la montagne exprime un refus. Les plus significatifs sont de croiser une femme dans la forêt, (mais il est rare qu’elles s’y hasardent seules), ou un serpent. Ce sont deux très mauvais présages qui obligent à interrompre la recherche. Rien de tout cela n’est arrivé cette fois-ci à notre simmani. Juste une brève rencontre avec un vieux monsieur se reposant sur un rocher, à qui il n’adresse pas un mot et à qui il tourne le dos de crainte d’être « contaminé » par quelqu’un en état d’impureté.
Quelques heures de marche plus tard, et après d’autres purifications dans la rivière, Park Dong Jun s’arrête au pied d’un arbre. Il a repéré la racine de vie. Mais avant de fouiller, il va remercier les esprits de leur aide et se prosterner devant elle. Puis il s’agenouille et à mains nues déterre la plante. Aucun outil ne doit toucher la racine. Ni la blesser au risque de la rendre impropre. La racine est entièrement dégagée et présentée dans son intégralité. Puis, il dépose quelques pièces de monnaie dans le trou avant de le refermer. Un échange symbolique qui précède le rite de remerciement qu’il va pratiquer avant de quitter la montagne.
Ginseng : des qualités différentes
1 -Il existe différentes qualités de Ginseng, des plus médiocres aux rarissimes ginsengs sauvages que l’on trouve également dans les monts Paektu en Corée du Nord et dans leur prolongement en Chine. Il y est devenu rare par suite d’une cueillette incontrôlée et excessive. Seules les personnes fortunées peuvent de nos jours se permettre d’acheter une racine de ginseng sauvage. (En 2010, une racine de taille moyenne se négociait autour de 300 000 euros).
La meilleure des qualités de ginseng, à prix abordable en Europe, est la variété « semi-sauvage », le ginseng rouge, produite dans le cadre d’une agriculture bio. Ce mode de culture préserve l’essentiel des qualités du ginseng sauvage, contrairement aux ginsengs cultivés de façon extensive, avec de nombreux produits phytosanitaires préjudiciables pour l’environnement tout autant que pour la santé. Le ginseng d’origine coréenne est réputé pour sa qualité, due en partie à l’âge de sa racine, qui doit être récoltée au moins 6 ans après avoir été semée. En effet, le principe actif du ginseng, le ginsenoside, augmente avec l’âge de la plante. Ce qui signifie que plus le ginseng est vieux, plus il en contient. Le ginseng sauvage est mentionné dans l’ancien livre de médecine orientale « Shang Han Lun », qui fut rédigé par le médecin Zhang Zhongjing (150—219) durant la période Han tardive, aux environs des années 200 avant notre ère.
2 – La montagne en Corée est un lieu sacré, intermédiaire entre l’éternité et la vie humaine éphémère. D’après l’histoire des Trois Royaumes, compilée par le moine Iryôn au XIIIe siècle, c’est sur une montagne que fut en 2333 avant J.-C. créée la Corée, sous le nom de Chosôn, le pays du Matin-Clair et non du Matin-Calme comme les Occidentaux l’ont mal traduit, le nom littéralement exact étant « pays des matins clairs et frais ». Cette idéalisation de la montagne et sa fonction initiatique est toujours bien vivace dans la société contemporaine.
3 – Article : Chercheurs de ginseng sauvage en Corée, Anthropos 90.1995
Texte : Brigitte Postel
Photos : Pierre Bessard
Cet article a également été publié sur le site d’Inexploré https://inexplore.inrees.com/rubriques/reportages