L’Hôtel de Caumont à Aix-en-Provence présente une soixantaine d’œuvres du grand artiste niçois sous un angle inédit : celui de l’intime.

Yves Klein, Héléna, (ANT 111), 1960, pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé, 218 × 151 cm, collection particulière.

Internationalement connu pour ses peintures monochromes et son célèbre pigment bleu IKB « International Klein Blue », dont il a déposé en 1960 la formule à l’INPI, Yves Klein est assurément l’un des artistes français de la seconde moitié du XXe siècle les plus célèbres. Disparu prématurément en 1962 à 34 ans, deux mois avant la naissance de son fils, « Klein élabore en huit années de travail intense une œuvre non conventionnelle, dense, visionnaire, volontairement spectaculaire, qui annonce les prémices de l’art conceptuel », affirme Cecilia Braschi, Commissaire de l’exposition.

Yves Klein réalisant Peinture de Feu, (F 136), 1960.

 À la différence des grandes rétrospectives qui ont permis de mettre en valeur divers aspects de son œuvre prolifique et variée, l’exposition aixoise a pour fil d’Ariane les liens entre sa vie personnelle et ses créations à la fois audacieuses, radicales et destinées à toucher un large public. En revenant sur ses origines et ses liens familiaux, son histoire, son cercle d’amis, sa relation avec ses modèles et ses galeristes, l’exposition dévoile, dans un parcours thématique, un artiste autodidacte, fécond, provocateur, dont la quête picturale d’une émotion extatique n’a d’égale que sa volonté de vouloir « dépasser la réalité pour parvenir à l’horizon cosmique de l’infini. »

Des parents artistes peintres

Yves Klein réalisant La Vague, (IKB 160), 1958.

Yves Klein nait à Nice en 1928 dans une famille de parents peintres. Son père, Fred Klein (1898-1990), est qualifié de figuratif ; sa mère, Marie Raymond (1908-1988), a acquis une belle renommée dans la peinture abstraite. Comme de nombreux jeunes, Yves Klein cherche sa voie hors des sentiers familiaux. « Le fait que mon père et ma mère soient peintres m’agaçait et m’éloignait de la peinture », avoue-t-il dans ses écrits. Il s’intéresse au jazz, à la littérature, à la philosophie, aux voyages, à la spiritualité et surtout aux arts martiaux, le judo en particulier qu’il pratique avec ses amis, notamment avec Armand Fernandez, le futur Arman. « J’ai lutté contre ma vocation de “peintre”, en partant au Japon pour y vivre l’aventure Judo et Arts martiaux anciens […] » reconnaît-il. Voulant en faire son métier, il part se former à l’institut Kōdōkan de Tokyo où il reste un an et demi et reçoit un 4e dan. De retour en France, avec ce grade qu’aucun Français n’avait encore atteint, la Fédération française de judo refuse de l’homologuer. Déception ! Klein part alors enseigner le judo à Madrid. Et c’est là, en 1954, qu’il publie une fiction anticipatrice, « Yves peintures », un album qui réunit une dizaine de « reproductions » de tableaux qui n’existent pas. Ils sont tous « monochromes », mais de différentes couleurs. C’est le premier geste public de l’artiste. Revenu à Paris peu après, Klein ouvre une salle de judo, peint des tableaux monochromes et décide de les présenter au public dans son dojo. Sa première exposition au club des Solitaires, en octobre 1955, passe pratiquement inaperçue. Qu’à cela ne tienne ! Il vient de rejoindre l’univers de l’art.

« Yves le Monochrome »

Yves Klein, Monochrome bleu sans titre, (IKB 67), 1959, pigment pur et résine synthétique sur gaze montée sur panneau, 92 × 73 cm, collection particulière.
Yves Klein, Monochrome rose sans titre, (MP 19), vers 1962, pigment pur et résine synthétique sur gaze montée sur panneau , 92 × 72 cm, collection particulière.
Yves Klein, Monogold sans titre, (MG 8), 1962, feuilles d’or sur panneau, 91 × 73 cm, collection particulière.

Dès lors, Klein élabore sa propre voie artistique contre l’abstraction tout en forgeant son mythe. Mais son expression artistique donne du prurit à certains. En 1955, le Salon des Réalités Nouvelles lui refuse son tableau Expression de l’univers de la couleur mine orange. La monochromie n’est pourtant pas une première dans l’histoire de l’art. En 1921, Alexander Rodtchenko avait exposé à Moscou trois tableaux monochromes. Pour être admis au Salon, le jury lui demande d’ajouter un point ou un trait dans son tableau pour être reconnu en tant « qu’abstrait », ce qu’il refuse catégoriquement. Il ira jusqu’à écrire que « La peinture abstraite, c’est de la littérature pittoresque sur des états psychologiques. C’est pauvre. Je suis heureux de ne pas être un peintre abstrait
En fait, sa reconnaissance médiatique commence avec l’exposition dite « du Vide », en 1958 à la galerie Iris Clert. Le Tout-Paris se presse dans les 20 m² de la galerie dont Klein avait simplement peint les murs en blanc et les vitres en IKB, sa couleur de prédilection. À l’extérieur de la galerie : dais recouvert de tissu bleu, panache or et écarlate des gardes républicains en uniforme, cocktail bleu servi au public.

Le bleu au corps

Yves Klein réalisant une Anthropométrie avec Elena dans son atelier (ANT 133), 1960, Photo © : Jacques Fleurant/MNAM.
Yves Klein , Anthropométrie sans titre, (ANT 7), 1960, pigment pur et résine sur papier, 102 × 73 cm, collection particulière.

Klein, enfant de la Méditerranée, plonge dans cette couleur abyssale dont il couvre ses tableaux, les corps de ses modèles, ou les grands reliefs muraux décorés d’éponge de l’opéra de Gelsenkirchen (Allemagne).  Pour lui, le bleu est une représentation de l’infini du monde, de la dimension immatérielle de l’univers : ce pigment outre-mer saturé, « IKB », associé à une résine qui lui permet de ne pas perdre son intensité, constitue le paradigme de son œuvre. « Le bleu n’a pas de dimensions. […] Le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible », écrit-il en 1958.

Yves Klein, Ci-gît l’Espace, (RP 3), 1960, éponge peinte, fleurs artificielles, feuilles d’or sur panneau de bois, 125 x 100 x 10 cm, Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle,
don de Rotraut Klein-Moquay à l’Etat 1974, attribution 1975
.

En ­1960, Klein fait de la création des Anthropométries un spectacle. Trois cents invités, triés sur le volet, sont conviés à la Galerie internationale d’art contemporain (Paris). Ils vont assister à une « performance » : trois jeunes femmes, nues, s’enduisent le buste et les cuisses de sa peinture bleue, se plaquent au sol ou contre une cloison, marquant de leur empreinte corporelle – « anthropométrique » – de grandes feuilles de papier blanc. Un premier évènement d’ampleur qui salue la naissance du mouvement des Nouveaux Réalistes, démarche artistique visant de nouvelles approches perceptives du réel, fondé par Klein et le critique d’art Pierre Restany. Arman, Martial Raysse, Jean Tinguely, Jacques Villeglé, entre autres figures de l’avant-garde, rejoignent le binôme. 

Yves Klein, Sculpture éponge bleue sans titre, (SE 44), vers 1960, pigment pur et résine synthétique sur éponge naturelle, tige métallique et pierre, 21 × 20,5 x 3,8 cm, collection
particulière.

Soucieux de ne pas limiter son domaine de création, l’artiste imagine une « architecture de l’air », s’empare du feu pour se livrer à des expérimentations variées, expose ses œuvres en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en Belgique, en France et aux États-Unis, conçoit une trilogie des couleurs – bleu, rose, or – que l’on retrouve dans les fresques de Giotto et dans l’ex-voto qu’il a déposé en 1961, en toute discrétion, au monastère de Sainte-Rita de Cascia (Italie), priant la Sainte de faire de lui « un outil à construire et créer de la Grande Beauté ». Pensait-il alors que sa peinture serait le trait d’union entre le spirituel et le temporel ?

Yves Klein, Fa, (RE 31), 1960, pigment pur et résine synthétique, éponges naturelles et cailloux sur panneau, 92 x 73 x 11 cm, collection particulière.

Peu avant sa mort, Klein confiait à un ami, qu’il aurait « le plus grand atelier du monde et qu’il ne serait plus que « l’immatériel ». Le voile est franchi.

Texte : Brigitte Postel
Visuels : © Succession Yves Klein c/o ADAGP, Paris, 2022

« Yves Klein, intime »
Hôtel de Caumont – Centre d’art, Aix-en-Provence
28 octobre 2022-26 mars 2023