Les femmes de la tribu des Padaung, un terme shan signifiant « longs cous », se rencontrent en Birmanie, dans la région de Loikaw (État Kayah), ou au Nord de la Thaïlande dans la région de Mae Hong Son, tout près de la frontière birmane où cette minorité s’est réfugiée à partir de 1988 [1]. Mais qui sont ces Vénus au long cou que seuls quelques explorateurs et aventuriers avaient pu rencontrer au cours du XXe siècle et qui ont été parquées dans cinq villages et réduites au statut d’attraction touristique ?

Femme girafe de la tribu des Karen.
Femme girafe de la tribu des Karen.

Elles portent des spirales en laiton autour du cou et sourient aux étrangers. Dès qu’un groupe de touristes débarque, elles s’affairent autour de leurs étals de bambou sur lesquels sont disposés des objets artisanaux. Elles sont tenues de sourire et de se laisser gentiment photographier. Ces femmes, que certains tour-opérateurs mettent au programme de leurs circuits, sont les « longs necks » de l’ethnie Padaung, un sous-groupe du peuple Karenni (ou Kayan), d’origine tibéto-birmane. Confinés dans des villages gardés par les autorités thaïlandaises, ces réfugiés vivent dans ces camps à l’année avec enfants, conjoints, parents âgés. Sans citoyenneté légale, ils ont un accès limité aux infrastructures, aux soins de santé et à l’éducation, les écoles locales n’offrant pas d’enseignement au-delà de la sixième année. Sans pièce d’identité, ils ne peuvent se déplacer librement au-delà de la bourgade de Mae Hong Son.

Attractions foraines

Affiche du Hagenbeck-Wallace Circus

Ces femmes, au cou et au corps cerclés de cuivre ou de laiton sont des curiosités depuis les années 1930. Découvertes par l’explorateur Sir James George Scott (1851-1935), un journaliste et aventurier qui a aidé à établir la domination coloniale britannique au fin fond des contrées tribales de la Birmanie, ces femmes ont été maintes fois exposées localement dans des foires et des fêtes. Elles ont même été envoyées dans des cirques aux États-Unis et en Europe, notamment le Hagenbeck-Wallace Circus en 1934 qui les baptise « femmes girafes »[2]. Après la Seconde Guerre mondiale, quelques voyageurs et anthropologues commencent à s’intéresser à ces tribus quasi inconnues qui vivent dans la jungle des montagnes birmanes. L’explorateur franco-polonais Vitold de Golish (1921-2003) monte, de 1955 à 1957, une expédition d’une centaine d’hommes à la rencontre des tribus Nagas et Kayan. Il découvre alors les femmes des tribus Padaung appartenant au groupe ethnique Kayan Lahwi. Elles vivent dans de petits villages sur les plateaux dominants la vallée de la Salouen[3]. Il les surprend à son réveil alors qu’il est allongé sur une plate-forme en bambou de la cabane où il a été invité à passer la nuit par le chef du village, toutes penchées sur sa natte et le scrutant avec étonnement. « Ces têtes se balançaient doucement au bout de cous démesurés de 30 à 50 cm de haut (il exagère un peu beaucoup…), gainés d’anneaux de cuivre, superposés comme au bout d’un manche. (…) Elles étaient cerclées de cuivre de la tête aux pieds : le cou, les bras, les jambes, les pieds et parfois même le ventre étaient entourés de spirales rutilantes. » Son livre Au pays des femmes girafes va les faire connaître au-delà de ces régions, stimulant la curiosité des journalistes et photographes. Mais, en 1962, les Karenni s’insurgent contre la dictature du général birman Ne Win. Loikaw, capitale de l’État Kayah, et ses environs sont désormais interdits au tourisme. La seule façon d’y aller est d’y entrer clandestinement, ce que le photographe François Guénet [4] réussit à faire, non sans difficultés, en 1985. Avec l’aide de la rébellion Karen, il emmène trois jeunes femmes Padaung portant les fameux anneaux de laiton dans un petit hôpital thaïlandais où il fait radiographier le cou de ces femmes. Surprise : les clichés révèlent que les anneaux n’allongent pas le cou ; ils appuient plutôt sur les clavicules et la cage thoracique.

La légende du tigre

Le collier de cette femme se compose de 22 rangs de laiton !

Mais pourquoi cette pratique étrange supposée étirer le cou ? L’origine de cette tradition ancienne reste inconnue et bien des légendes ont circulé à ce propos. L’une d’elles, rapportée par Golish, raconte qu’autrefois les femmes mettaient des anneaux en or pour se protéger des morsures de tigre lorsqu’elles travaillaient dans la forêt, comme le lui avait révélé un chef de tribu. Cette protection devint alors un ornement synonyme de richesse et un attribut de beauté féminine pour les Kayan ; même si, de nos jours, le laiton a remplacé l’or. Jérôme Kotry, spécialiste de la Birmanie et de l’Asie du Sud-est, avance que « l’origine d’une telle pratique trouve sans doute aussi sa racine dans la volonté de protéger les femmes Kayan contre les rapts et viols perpétrés par les peuples dominants des plaines et plateaux. Le port de ces spirales rendant en effet ces femmes moins attrayantes. » Pourtant, si cette tradition décline, certaines femmes, et pas uniquement les plus âgées, la perpétuent et n’imaginent pas de beauté féminine sans un beau et long cou. Il fût un temps où il était même impossible de trouver un mari sans cet ornement métallique car sa hauteur symbolisait la dot de l’épouse. Raison pour laquelle les femmes enduraient l’inconfort et les blessures que pouvaient provoquer ce pesant collier.

Jusqu’à 10 kg de métal

Jeune fille karenni devant son métier à tisser.

Traditionnellement, les petites filles reçoivent leur premier collier, une spirale d’environ quatre ou cinq rangs, vers l’âge de cinq ans. Auparavant, leur cou a été longuement massé avec des onguents et étiré au cours d’une cérémonie qui se déroule en principe un jour de pleine Lune. Le chamane consulte d’abord les augures en examinant des os de poulet pour déterminer un jour favorable. C’est une femme âgée, « sorcière ou rebouteuse », précise Golnish, qui va installer la première spirale. Lors de la cérémonie, les filles reçoivent également des bracelets argentés et une spirale de plusieurs tours installée sous chaque genou. Les anneaux sont fabriqués à partir de fil de laiton enroulé, d’environ 1,5 cm de diamètre. En fonction de la croissance de la jeune fille, la spirale du cou est retirée tous les deux à trois ans et remplacée par un spécimen plus long. Vers 15 ans s’ajoute la spirale d’épaules à quatre à six tours qui a pour but de renforcer l’illusion d’allongement. Au moment du mariage, sa hauteur totale peut atteindre de 20 à 25 cm et un poids de 10 kg. Tous les matins, les femmes doivent la laver soigneusement et la lustrer pour enlever le vert-de-gris provoqué par la sueur et l’humidité. Des ornements singuliers qui sont lourds à porter et très contraignants dans la vie de tous les jours : les femmes ne peuvent boire qu’avec une paille, elles ne peuvent courber la tête, ont besoin de se faire aider pour leur toilette, dorment avec leurs colliers et se couvrent le cou de feuilles pour éviter les irritations et les plaies. Si ces parures ont dans un passé encore récent fait la fierté des femmes Padaung, elles sont aujourd’hui leur prison et certaines jeunes filles retirent leur collier pour protester contre leur captivité en Thaïlande. Car, contrairement à ce qui a été maintes fois répété, le retrait de leur collier ne leur est aucunement fatal.

« Stop the Human Zoo »

En 2008, le HCR[5] a encouragé le boycott des visites de touristes dans les villages de réfugiés Kayan. Avant la pandémie de Covid, quelques milliers de touristes, dont beaucoup d’Américains et de Chinois, venaient chaque année voir ces beautés exotiques sans vraiment réaliser que ces femmes étaient prisonnières d’un système qui les contraint à perpétuer une tradition, surtout pour nourrir leur famille. Beaucoup espéraient quitter ces villages avec l’aide d’ONG pour des pays comme la Nouvelle-Zélande et la Finlande qui acceptent de les accueillir, mais jusqu’alors les autorités étaient réticentes à les laisser partir car elles rapportaient de l’argent au pays. Aujourd’hui, le tourisme en Thaïlande s’est effondré et la question du boycott ne se pose plus de la même façon. Certaines ont retraversé la frontière et sont revenues sur leurs terres natales, près de Panpet et de Demoso dans l’État Kayah, contraintes de travailler pour des salaires de misère. Le ministre régional des Affaires ethniques a en effet déclaré en 2020 qu’il n’y aura pas d’aide pour les rapatriées. Beaucoup attendent donc que la situation épidémique s’améliore pour repartir en Thaïlande, où elles gagnaient 20 à 30 bahts (entre 50 et 80 centimes d’euro) pour une photo, auxquels s’ajoute une subvention du gouvernement thaïlandais d’une cinquantaine d’euros par mois. Triste retour à la case exil pour celles qui rêvent de liberté et d’un monde plus humain.

Les Ndebele : dernières femmes-girafes d’Afrique

Femmes Ndebele avec leurs anneaux de laiton autour du cou : l’idzila et les traditionnels colliers de perles et tabliers.

Les Ndebele regroupent plusieurs peuplades guerrières, apparentées aux deux grands groupes ethniques d’Afrique du Sud, les Zoulous et les Xhosa (Nelson Mandela descendait d’une famille royale Xhosa). Ils se sont forgés une forte identité en résistant aux Boers. Dépossédés de leur terre, réduits en semi-esclavage dans les fermes des vainqueurs en 1887 après neuf mois de guerre, 80 % partirent s’installer dans l’actuel Zimbabwe. Les autres (250 000) furent déportés dans les bantoustans du Transvaal et subirent l’apartheid. Leur art qui s’exprime à travers la peinture murale et le tissage vestimentaire, apanage des femmes, a fait connaître l’incroyable richesse architecturale et décorative d’un peuple qui a su maintenir vivante sa tradition artistique. Les femmes se vêtent de différentes parures en fonction de leur âge et de leur statut. Après leur puberté et leur initiation, elles se couvrent d’un tablier rigide monté sur une peau de chèvre et d’un pagne d’où pendent des rangées de perles.

Femme Ndebele. avec l’idzila autour du cou.

Lors de son mariage, la jeune épousée reçoit de son mari les anneaux de laiton, l’idzila, qu’elle portera désormais autour du cou, des bras et des chevilles, auxquels s’ajoutent de nombreux colliers de perles. L’idzila, qui traduit l’attachement de la femme à sa maison et à son mari, leur vaut de partager avec les femmes Padaung l’appellation de femmes-girafes.

Guérilla Karen

Les Karen sont la plus importante minorité ethnique de Birmanie. Ses combattants, formés par l’armée coloniale britannique avant l’indépendance du pays (1947), avaient pris les armes pour forcer le régime birman nouvellement indépendant à leur accorder une large autonomie dans les États où ils étaient majoritaires. C’est la principale rébellion à s’être dressée dès les années 1950 contre le pouvoir militaire de Rangoon qui cherchait à soumettre ces tribus qui représentaient alors près de la moitié de la population du pays.

Radio du cou : diagnostic du Dr Pierre Nahum

Radiographie du rachis cervical d’une femme-girafe. © François Guénet.

Contrairement à la croyance populaire, les colliers n’allongent pas les vertèbres du cou, mais pèsent sur les côtes, donnant l’illusion d’un cou allongé. Selon le Dr Pierre Nahum, radiologue à Clichy : « On ne note pas de désordre important sur la statique cervicale ni de modification morphologique. Les spirales abaissent les parties molles cervicales basses et tirent vers le haut les parties cervicales hautes. La position induite par le port des anneaux n’est pas naturelle et crée une tension anormale. Le fait que deux vertèbres dorsales soient visibles à la radio prouve l’abaissement de la cage thoracique, ce qui peut créer une limitation de la capacité respiratoire. Lors du retrait des anneaux, la tête se maintient difficilement droite car le cerclage induit une fragilité musculaire par inaction. Elle doit donc être soutenue le temps pour le cou de se remuscler. »

Texte : Brigitte Postel
Photos : Catherine et Rémi Barbier sauf mentions particulières

Article paru dans la revue Natives n°6 https://www.revue-natives.com/editions/natives-n06/

À lire :

Au pays des femmes girafes, Vitold de Golish, Editions Arthaud, 1958.

Birmanie – Visions d’un amoureux de la Terre d’or, Jérôme Kotry, Editions Transboréal, 2006.

The Zoo of the Giraffe Women: A Journey Among the Kayan of Northern Thailand, Martino Nicoletti, 2011. Format Kindle.

Majestueuse Birmanie, François Guenet, Frédérique Maupu-Flament, Yves Crapez, Editions Atlas, 2006.

Ndebele, Sergio Caminata, Actes Sud, 1998.

Livre jeunesse

Khin Kyi, femme-girafe de Birmanie, Myriam Marquet, jeunesse L’Harmattan, 2015.


[1] Face aux exactions de la dictature birmane en représailles contre la guérilla Karen.

[2] www.sideshowworld.com/81-SSPAlbumcover/Giraffe-Neck/Women.html

[3] Le fleuve Salouen prend sa source sur le haut plateau tibétain, traverse la Chine dans le nord-ouest montagneux de la province du Yunnan, l’État birman Shan et sert de frontière entre la Birmanie et la Thaïlande avant de se jeter dans le golfe de Martaban (mer d’Andaman).

[4] Voir le reportage de François Guenet https://www.divergence-images.com/francois-guenet/portfolios/editorial-civilisations-gci-3013-1552.html

[5] Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.