C’est à Bornéo, dans le Sarawak, que nous avons rencontré une tribu iban et séjourné quelques jours dans une longhouse, une « longue-maison » traditionnelle parfois qualifiée de « village sous un même toit ». Un habitat parfaitement adapté à l’environnement équatorial mais menacé par la modernité.

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Embarquement sur la Lemanak river.

Kuching, la capitale de l’État de Sarawak, est à quelque 280 km de notre point d’embarquement, Lubok Antu, au bord du lac Batang Ai. L’embarcadère est inexistant. C’est donc les pieds dans l’eau que nous rejoignons les pirogues traditionnelles motorisées qui vont nous amener à la longhouse de Ngemah Ili, au bord de la rivière Lemanak. Nous sommes quatre dans cette barque, ou prao, plutôt instable, vigile et pilote compris.

Borneo_Ibans_Lemanak river.
Bornéo. Une dame iban est assise devant et veille à ce qu’aucun obstacle flottant n’accroche la pirogue, car la rivière est très chargée en alluvions.

Nous sommes en fin de mousson et le courant est assez rapide. Par prudence, il faut naviguer près des rives qui sont plus calmes. Deux heures plus tard, après avoir passé quelques maisons sur pilotis et regardé la forêt vierge défiler, nous arrivons à notre point de chute. Le débarquement se fait au son du gong et du tambour des Ibans venus nous accueillir. La longhouse est installée en position surélevée, parallèlement au fleuve. La rivière est le seul moyen de transport.

B Postel Bornéo_entrée longhouse
Un escalier rudimentaire, gardé par deux statues anthropomorphes d’esprits bienveillants, nous conduit à la partie commune, une longue galerie ou ruai, où les visiteurs sont reçus.

Une des plus anciennes formes architecturales du Sarawak

Les umah hai (umah signifie maison et hai signifie long en langue iban) se retrouvent dans tout le Sarawak. On en voit chez les Ibans, chez les Dayaks de l’intérieur de l’île, les Bidayuh et les Orang Ulu. L’utilisation de matériaux locaux et leur implantation sont en harmonie avec l’environnement et les conditions climatiques. On mesure l’importance de ces « résidences » quand on sait que tous les Ibans sont liés à une longue-maison, au point qu’habiter un logement individuel était encore, il y a peu, considéré comme anormal. Les Ibans disant de ces individus solitaires qu’ils étaient sous l’influence de « l’esprit du mal ». Quand des Ibans se rencontrent, ils se présentent d’ailleurs en faisant référence à la communauté d’où ils viennent. « Je viens de la maison du Tuai (chef) XX ». Même les Ibans partis travailler dans les villes et y résidant reviennent au moins une fois par an dans la maison longue où vit leur famille pour célébrer les ancêtres.

B Postel_Malaisie_Borneo_Longhouse récente
Bornéo. Intérieur d’une longhouse de construction récente.

Ces maisons sont des habitations communautaires surélevées, bâties sur des piliers plantés en rangs serrés. Ils sont en bois-de-fer car un bois tendre ne résisterait pas à l’humidité constante du sol et de l’air, ni aux pluies tropicales qui peuvent inonder le sol. Leur hauteur varie de trois à dix mètres et leur longueur peut aller jusqu’à cinquante mètres, parfois plus. Elles comprennent une série d’appartements ou bilek, disposés linéairement, séparés par des cloisons en bambou. Chaque bilek abrite une famille avec enfants et grands-parents. Chaque appartement est relié par une porte pleine à la galerie commune située sur un des côtés.

B Postel_Bornéo_galerie d'une lonhouse.
La galerie est un espace partagé par tous les habitants. Elle héberge les visiteurs, sert de salle de réunion ou d’aire pour les cérémonies et les fêtes, de salle de jeux pour les enfants.

Les Ibans y accomplissent leurs tâches quotidiennes ; des mères bercent leurs bébés dans de petits berceaux en bambou en discutant avec leurs voisines. D’autres tissent des paniers de rotin. Le ruai est le lieu d’interactions sociales par excellence. Il est orné de panneaux tressés de couleur, de divers tapis de rotin, d’affiches, de boucliers colorés, de carquois remplis de flèches, etc. sans oublier quelques têtes desséchées dans des filets accrochés à une poutre.

Jeunes Ibans à l'arrière d'une longhouse
De jeunes Ibans discutent à l’arrière d’une longhouse.

De l’autre côté des espaces privés se trouvent la cuisine et le coin pour la toilette, parfois une douche. Les maisons longues ont un toit en pente. Cette forme est adaptée au climat tropical de Bornéo avec de fortes précipitations tout au long de l’année. Il est recouvert de feuilles de sagoutier ou de palmier, mais plus récemment, beaucoup ont adopté des toits en tôles de zinc par-dessus le chaume de feuilles, plus simples à installer mais tellement moins esthétique… Sous le plancher en lattes de bois de sagoutier ou en bambou, pataugent des poules, des cochons, des chiens et l’inévitable coq qui nous réveillera dès l’aube.

Techniques de construction

Malaisie_Borneo_Iban longhouse de Ngemah Illi
Borneo. Iban. Longhouse de Ngemah Illi.

Deux types de structure sont utilisés dans la construction des maisons longues traditionnelles. La première est réalisée avec des poteaux et des poutres en bois dur, l’autre combine des piliers en bois dur et un habillage à ossature légère en bambou. La structure de poteaux et de poutres en bois dur est courante dans les maisons longues Iban et Orang Ulu, tandis que le bambou est plus utilisé dans les maisons longues Bidayuh. Les piliers et les poutres sont joints à l’aide d’un assemblage classique par tenon et mortaise. Cette technique facilite les travaux de démantèlement et d’agrandissement du bâtiment. Quand la famille s’agrandit, les résidents peuvent ajouter un autre bilek à la maison principale ou, si cela est impossible, bâtir à proximité des maisons individuelles. Elles sont reliées à la maison longue par des passages élevés en planche sur pilotis.

Toutefois, ces constructions traditionnelles sont peu à peu délaissées par les habitants au profit de petites maisons individuelles. Les matériaux et les méthodes de construction coutumiers sont remplacés par des matériaux et des techniques de construction modernes. La maison longue traditionnelle se trouve être désormais un habitat menacé, bien que certaines soient reconstruites avec plus de confort pour accueillir des touristes ou maintenues comme des artefacts culturels à valeur historique, plutôt que comme des espaces de vie.

Heureusement, certains groupes Iban restent attachés à leur mode de vie. La longue maison où nous avons été hébergés abrite une quinzaine de familles. Elle est dirigée par un chef appelé « Tuai rumah », reconnu pour sa valeur personnelle. Il est choisi pour son charisme et son sens des responsabilités, et dirige le groupe d’une main douce, selon la loi orale. Il doit arbitrer les conflits entre les bilek d’une longue-maison selon l’adat, la coutume ; faire respecter les interdits – pamali –, organiser les fêtes et les rituels ainsi que coordonner les activités liées au cycle agraire du riz, des semis jusqu’à la récolte. Autrefois, avant que le rajah Brooke et les Hollandais éradiquent la chasse aux têtes, c’est lui qui décidait de ces funestes expéditions. Tous les résidents sont ensemble propriétaires du bien commun : la maison, les champs de bananiers, les taillis de rotin, la forêt vierge et les champs de riz. L’entraide et le partage sont des valeurs bien vivantes, pour la chasse ou pour la riziculture, de même que l’honnêteté et le tabou du mensonge. « Le Dayak est bien l’homme le plus honnête qu’il y ait sous le soleil, écrivait Eric Mjöberg, ancien directeur du musée de Sarawak à Kuching et grand explorateur de l’île. Pendant la moisson, les maisons demeurent sans aucune garde tandis que les habitants vivent nuit et jour dans les champs de riz ; jamais rien ne disparaît »[1]. D’ailleurs, la langue iban n’a pas de mot pour désigner le vol.

L’hospitalité iban

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Bornéo. Une visiteuse fait une offrande aux esprits de la maison.

Connus pour leur sens de l’hospitalité, autant les Ibans d’aujourd’hui sont aimables et accueillants, autant leurs ancêtres étaient féroces et cruels. Selon Peter M.Kedit, ethnologue et directeur adjoint du musée du Sarawak (Kuching) : « Quand des visiteurs viennent à la longue-maison, ils s’apparentent aux dieux venus apporter la bonne fortune et leurs bénédictions à la communauté. Aussi, les Ibans font-ils bon accueil à tout visiteur, avec la même bienveillance et l’hospitalité qui convient à leurs visiteurs célestes »[2]. Les Ibans ont constamment la préoccupation de vivre en bonne harmonie avec le monde des esprits. Si les visiteurs sont importants, ils n’hésitent pas à célébrer un miring. « Ces cérémonies sont généralement organisées pour honorer les petara (dieux), les esprits et les ancêtres. Dans d’autres cas, ils peuvent être exécutés pour faire un vœu ou pour réussir dans de futures entreprises, en affaires ou en voyage, ou encore pour apaiser les esprits et les dieux du monde naturel. Si la cérémonie est mal faite, cela pourrait entraîner de la malchance ou de mauvais rêves », explique un jeune Iban dans un anglais approximatif.

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Préparation des mets pour la cérémonie de purification.

Pour ce miring, nos hôtes ont revêtu leurs habits de cérémonie et tout le monde s’est rassemblé dans la galerie afin que « les esprits de la forêt nous protègent et pour éloigner les mauvais de la maison ». Après les offrandes (riz et feuilles de bétel, poulet), les Ibans nous ont proposé un concert et une démonstration de danses traditionnelles dont la fameuse danse guerrière ngajat.

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Le chef de la longhouse exécute une danse traditionnelle : la fameuse danse guerrière ngajat.
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Bornéo. Jeune Iban dansant avec son mandau dans la bouche

Les repas sont servis dans la galerie par des personnes désignées par le chef pour s’occuper des invités. Nous sommes assis sur des nattes posées au sol, les femmes ont préparé un repas simple à base de riz, présent à chaque repas, de poissons et de légumes cultivés autour du village. Les accompagnements varient selon la pêche, la chasse et les récoltes du moment. Et pour ceux qui le veulent, un petit verre d’alcool de riz (tuak) en guise de toast.

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Bornéo. Enfant Iban et sa grand-mère.

Quant aux familles, elles se retirent dans leur ibek pour les repas. Avant de revenir pour passer l’après-midi ou la soirée dans la galerie éclairée de simples ampoules électriques. Nos couchages sont installés chaque soir : un simple matelas mousse sur le sol, avec un drap et une pièce de tissu faisant office de couverture, le tout sous l’indispensable moustiquaire. Les nuits sont courtes. Les veillées, les jeux de cartes, les discussions, peuvent nous emmener tard dans la nuit. Nous dormons dans l’espace commun, en partie ouvert sur la forêt, et entendons toutes sortes de bruits inhabituels à nos oreilles d’Occidentaux. La maisonnée est debout très tôt. Les coqs et les oiseaux commencent les premiers. On baille d’une nuit trop courte alors que nos hôtes sont déjà à la pêche ou en train de vider les poissons. D’autres partent travailler dans les champs de riz, ou dans les plantations de poivriers et d’hévéas proches des maisons. Tandis que les plus jeunes vont à l’école primaire du village, les femmes vont à la rivière faire la lessive et se laver. Les adolescents sont absents pour la plupart. Ils sont en internat dans les villes, seul moyen de poursuivre des études secondaires. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes hommes partent dans les centres urbains ou vers Brunei pour subvenir aux besoins de leur famille. Cela rapporte plus d’argent mais pose des problèmes pour les activités agricoles dans les communautés villageoises.

Reste le développement touristique pour assurer des revenus. Les touristes payent désormais un écot pour leur hébergement. L’argent est mis en commun et sert aux besoins de la communauté, en cas de maladie ou pour organiser des festivités. Les agences de voyages l’ont bien compris, qui souhaitent protéger ce fragile écosystème socioculturel, un des atouts du Sarawak. La pérennité des authentiques longhouses est sans doute à ce prix.

Qui sont les Ibans ?

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Bornéo. Famille Iban.

Les Ibans, appelés aussi Sea Dayak par les premiers colons anglais car ils leur apparurent particulièrement habiles à la navigation, sont aujourd’hui le groupe Dayak le plus important (environ 700 000 personnes). D’origine malaise (probablement de Sumatra, d’où ils auraient émigré pour chercher des terres cultivables), ils sont venus tardivement à Bornéo. Leur langue indique qu’ils sont arrivés toutefois avant la conversion des Malais à l’islam (XVe siècle) puisqu’elle ne contient aucun mot arabe. Ils se sont installés au bord des fleuves qu’ils sillonnaient en pirogue et se sont peu à peu sédentarisés. Vivant sur un territoire distinct de celui des Dayaks de l’intérieur et séparés de ces derniers par la rivière Sadong, les Ibans sont composés de sous-groupes : Saribag, Skrang, Undup, Ulu Ai, Lemanak, Balau et Sebuyan. Concentrés autrefois dans la proche région entourant Sarawak, à la frontière de l’actuel sultanat de Brunei, les Ibans se sont répandus dans toute l’île de Bornéo. Quant au mot Iban, il vient du mot kayan Ivan qui signifie « voyageur » et caractérise la tendance incoercible des Dayaks marins à explorer des endroits inconnus.

Les derniers chasseurs de têtes

Malgré les efforts des rajahs blancs[3] pour éradiquer cette pratique, la chasse aux têtes a perduré jusqu’au début des années 1930. Associée à des notions de vitalité et de fertilité, la chasse aux têtes faisait intégralement partie des coutumes. Elle était pratiquée pour avoir de belles moissons, rapporter du gibier ou célébrer un évènement de la vie. « Il ne saurait y avoir de naissance, de mariage, ni d’enterrements sans la collaboration passive de crânes d’ennemis, destinés à rehausser la solennité de la cérémonie », révèle l’explorateur norvégien Carl Alfred Bock dans ses écrits de 1887[4]. Un homme ne jouit jamais d’une considération complète tant qu’il n’a pas rapporté au moins une tête et prouvé ainsi sa vaillance. Et celui qui n’a pas coupé de tête ne compte pas aux yeux des femmes et ne peut se marier. « Les derniers incidents de chasse aux têtes ont été enregistrés en 1975 et ceux dont j’ai eu personnellement connaissance remontent à 1959 », révèle Vinson Sutlive qui a étudié les tribus Ibans du Sarawak[5]. Aujourd’hui, les crânes exposés dans les galeries des longhouses sont toujours vénérés et censés chasser les esprits maléfiques.

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Bornéo. Un Iban chasse à la sarbacane.

Bornéo

Troisième île du monde en superficie (une fois et demie celle de la France), Bornéo se trouve au centre de l’archipel malais. La majeure partie, au sud (Kalimantan), appartient à la République d’Indonésie. Le nord comprend le sultanat du Brunei ainsi que deux États membres de la Fédération malaise : Sabah et Sarawak.

Texte et Photos : Brigitte Postel

Cet article est paru dans Natives n°8 https://www.revue-natives.com/editions/natives-n08/


[1] Eric Mjöberg. Bornéo, l’île des chasseurs de têtes. Librairie Plon, 1934.

[2] Peter M. Kedit, Modernization among the Iban of Sarawak, Kuala Lumpur, 1980.

[3] « Rajahs » fait référence au Britannique James Brooke, à son neveu et à son petit-neveu. Le premier, dénommé le « Rajah blanc », est un aventurier né en Inde qui aida en 1839-1840 le lieutenant du sultan de Brunei à soumettre les indigènes rebelles. En 1842, Brooke obtint du sultan la propriété du Sarawak, devenu son bien légitime.

[4] Carl Alfred Bock. Chez les cannibales de Bornéo. Karyair Voyage. Réédition 2019.

[5] Encyclopaedia of Iban Studies, Vinson et Joanne Sutlive. Kuching: The Tun Jugah Foundation, Borneo Classics Series, 2001, paru dans https://journals.openedition.org/moussons/2751