C’est une île d’un autre monde, celui du Grand Nord, avec ses fjords parsemés d’icebergs, sculptures de glaces enchevêtrées, baignés par le soleil de minuit en été ou illuminés d’aurores boréales quand vient l’hiver. Un monde rude et envoûtant, où « seuls le temps et la glace sont maîtres ». Embarquement pour quatorze jours de croisière d’Islande au Groenland ouest, sur les traces d’Erik le Rouge et de ses comparses vikings.
Tikilluarit ! Bienvenue ! Ces premiers mots en Groenlandais saluent notre arrivée sur le Grigoriy Mikheev. Nous le retrouvons en Islande, dans le petit port de Keflavik où viennent de débarquer les passagers en provenance du Spitzberg. À peine installés dans nos cabines, nous apprenons que 4 marins manquent à l’appel. Ont-ils succombé aux charmes des islandaises ou tenté leur chance à l’ouest ? Les langues vont bon train. Et chacun d’ajouter son couplet. Reste que nous ne pouvons pas quitter l’Islande avec un équipage en sous effectif. Les règles de sécurité pour naviguer dans les eaux polaires sont strictes et les autorités portuaires très pointilleuses. Nous sommes donc condamnés à attendre, bateau à quai, que 4 autres marins, Russes obligatoirement car toutes les consignes de navigation sont en russe, rejoignent le navire. Un imprévu qui place d’emblée le voyage sous le signe de l’aventure. Pour nous consoler, Yan le maître d’hôtel sort ses bouteilles. Trois jours de challenge pour nos accompagnateurs qui doivent calmer l’impatience de certains passagers et nous rendre l’attente agréable. Pari gagné, cet inattendu nous permet de découvrir les fabuleux sites islandais de Geysir et Gulfoss et de nous baigner dans les eaux chaudes du Blue Lagoon.
Avis de coup de vent
Le quatrième jour, équipage au complet, le Grigoriy Mikheev lève l’ancre, direction le cap Farewell à la pointe sud du Groenland. Le temps est un peu gris et une petite houle laisse déjà présager une traversée sportive dans le détroit du Danemark. À peine sortis du port de Keflavik, des rorquals communs viennent batifoler sur le côté tribord. Une coupe de champagne sur le pont et Andrew, le second, nous invite à un exercice obligatoire et minuté d’évacuation du navire. On ne plaisante pas avec la sécurité à bord. Ni avec Andrew. Les sourires sont pourtant sur tous les visages. Pas pour longtemps car la mer forcit et on nous annonce un fort coup de vent. « Rangez tous vos objets dans les placards et accrochez les filets anti-roulis de vos couchettes ».
Au dîner, il manque déjà six personnes à table. Deux jours de traversée, soit 625 milles nautique, et l’hécatombe continue. Ce sera bien pire vers la pointe sud où la mer du Labrador rencontre celle du Groenland, et génère des vents violents et des courants forts. Le quart des passagers est malade. Le médecin de bord, qui résiste elle-même à grand peine, fait le tour des cabines et propose invariablement ses suppositoires de Primpéran ou des patchs contre le mal de mer. Quant aux plus valides, ils font connaissance au bar, la mer étant trop mauvaise pour traîner sur les ponts. Plus de la moitié des passagers voyagent en solo. Une passagère m’entreprend : « Je suis étonnée, il y a beaucoup de vieux cette fois ! » Elle-même doit bien frôler les 75 ans… Chaque année, elle revient avec ses copines veuves ou seules ; elles ont fait le tour du globe et sont intarissables sur tout ce qui touche de près ou de loin aux pôles et à la vie privée de l’équipage. Une autre, venue sans son époux prévient : « Mon rêve est de mourir dans la glace et celui de mon mari de finir au soleil ». D’autres sont à la recherche de l’âme sœur. Paul, la soixantaine un peu austère, confie sérieusement : « J’en cherche une qui ne soit pas dépensière et qui n’en veuille pas à mon portefeuille. » C’est pas gagné ! On rencontre quelques jeunes aussi : Marie, à qui son grand-père a offert cette croisière pour ses 20 ans. Ou France, amoureuse des régions arctiques. « C’est mon luxe, chaque année j’ai besoin de voir ces paysages. » C’est la fascination du Grand Nord dont parlent ceux qui ont eu la chance d’y séjourner. Ce besoin d’y revenir encore et encore. De s’imprégner de cette lumière si particulière, à la fois douce et pure.
Baleine à bâbord
L’après-midi du sixième jour, la côte Est du Groenland apparaît enfin. Nous glissons de nuit dans le fjord Prince Christian Sund encombré de gros glaçons, pour arriver au petit matin dans une baie où flotte un magnifique iceberg aux formes évocatrices. Dans ce paysage polaire en constante mouvance, la glace prend des teintes laiteuses, bleutées ou translucides.
Ces majestueux vaisseaux de glace se sont détachés de l’inlandsis, la calotte glaciaire groenlandaise, épaisse de 3000 mètres. Elle alimente inlassablement les glaciers qui s’étirent vers la mer comme autant de langues déchiquetées.
Pour notre premier mouillage, nous ne sommes pas déçus. Une baleine à bosse tient lieu de comité d’accueil. Pour sonder, la baleine arque fortement son dos, dessinant une bosse (d’où son nom) et lève sa nageoire caudale hors de l’eau. On dirait qu’elle joue à cache-cache. 4 à 8 minutes sous l’eau, à peine autant en surface, le cétacé nous offre un spectacle superbe. Sur le pont, les appareils photos crépitent.
Les zodiacs sont ensuite mis à l’eau sur une mer un peu formée. Et nous débarquons dans une toundra très épaisse aux couleurs d’automne sur le site viking d’Herjolfnes (Ikigait). Là même où Herjolf, un compagnon du redouté Erik le Rouge, banni d’Islande pour meurtre, s’établit il y a plus de mille ans et fonda une colonie. On peut encore voir les ruines d`une église et aussi quelques tombes Inuit de période plus récente.
Puis, nous reprenons notre route en direction de Nanortalik où nous mouillons le temps de visiter ce bourg de 1800 habitants.
Au début d’après-midi, le navire repart direction le nord-ouest. Le vent forcit pour atteindre 22 m/s. Les vagues sont très courtes et le bateau pique dans des creux de plus de 8 m. Les vagues déferlent par dessus l’avant du bateau et viennent balayer les vitres de la passerelle. Rapidement nous ne croisons plus personne dans les couloirs. Le second, Andrew, 4 ans d’expérience sur ce bateau, est à la barre. Il sort un laconique : « J’ai vu pire » et plaisante : « C’est le moment de sortir les mikado ! ». Mais la houle est telle que notre commandant décide de changer de cap et de se réfugier dans un fjord. Virage de bord à 100 degrés qui, par deux fois, fait gîter le bateau de manière impressionnante. Notre route se rallonge certes, mais à l’abri, nous filons maintenant à une allure de 12 nœuds au lieu des 6 dans la tempête. Les têtes réapparaissent peu à peu dans les coursives et au bar.
Le lendemain, nous naviguerons également dans un réseau de fjords très étroits pour échapper à la mer déchaînée ! Nous parcourons deux fois plus de chemin, mais personne n’est malade !
Retour vers la pleine mer. Par chance elle est beaucoup plus calme et nous fonçons vers Nuuk.
Briser la glace
La police locale vient nous accueillir sans nous demander nos passeports. Les policiers s’assurent juste que nous ne manquons de rien et repartent. Nous restons la soirée à l’ancre dans le vieux port afin de profiter du soleil couchant.
Grand barbecue sur le pont. Au menu : grillades d’agneau et de caribou. « Mamak » : c’est bon ! L’ambiance est des plus festives et chaleureuses grâce à la sangria-vodka concoctée par notre cuisinier argentin Marcelo et aux démonstrations de danse de Natacha et d’Andrew qui excelle en twist (il est membre du club Elvis Presley de Saint Petersbourg !) La soirée se termine tard dans la nuit sous une pluie d’aurores boréales.
Nous ne sommes pas encore remis des agapes de la veille, que l’Evigedhesfjord, le fjord “éternité” est en vue.
La langue du glacier craque d’un bruit sourd. Il « chante », disent les Inuits. Quelques séracs se détachent, déclenchant une vague traitre qui parfois se transforme en un mini tsunami et peut faire chavirer un bateau de pêche.
Retour sur nos pas, direction la baie de Disko, à 300 km au-delà du cercle polaire. Le temps est toujours au beau fixe, la température d’environ 5° C et le soleil fait étinceler les icebergs que nous croisons régulièrement le long de la côte. D’énormes blocs bleutés ou laiteux, parfois grêlés de trainées noirâtres arrachées à leurs moraines natales. Ces packs poursuivent leur route cap au sud, vers les côtes du Canada, parcourant environ 3000 km avant de fondre dans les eaux du Labrador. Certains icebergs sont particulièrement dangereux, leur étrave effilée n’étant pas toujours visible sous la houle. Ils traînent dans leur sillage des growlers, gros glaçons de la taille d’une voiture. Sur le pont avant flotte le drapeau du Groenland, un cercle rouge et blanc symbolisant le soleil levant sur la banquise.
En fin de soirée, nous approchons des falaises érodées de Qeqertarsuak qui tombent à pic dans la mer. Ces orgues basaltiques, nimbés d’un voile de brume, forment une masse sombre qui tranche avec la mince bordure verte du rivage.
Port Victor, base des expéditions polaires françaises
L’avant dernier jour, nous naviguons en Baie de Qervain (Position: 69°47′ N et 50° 15′ O). Ciel dégagé et mer d’huile. En approchant du glacier Eqi, à 80 km au Nord d’Ilulissat dans la baie d’Ata Sund, quelques cristaux de glace en formes d’aiguilles recouvrent la surface de la baie. C’est le « frazil ». Plus on avance, plus la mer devient épaisse et dense. Cette première couche de glace fine et souple, le « nilas », peut atteindre 5 cm d’épaisseur et préfigure la banquise naissante. Chargée de l’eau douce de fonte, l’eau de mer gèle plus vite près du glacier. On entre alors dans le « brash ». Le bateau glisse dans un crépitement sec de verre brisé, entre de grosses galettes de glace fragmentée sous l’effet du vent et des courants. Ces « nénuphars » scintillants vont bientôt se compacter et se souder pour former la banquise.
Avec la lente remontée de la température durant la journée, le large glacier Eqi commence à vêler ses glaces dans un fracas sourd. Nous débarquons pour visiter la cabane construite à flanc de montagne par l’équipe de Paul-Emile Victor en 1947, début des expéditions polaires françaises en Arctique. À l’intérieur, sur les murs recouverts de papier jauni, on peut lire ces inscriptions à la main: « Qu’est-ce qu’on est venu faire ici ? On serait mieux chez nous »… ». Nous terminons l’escale par une randonnée vers une crête d’où nous découvrons le front glaciaire de l’Eqip Sermia. Quelle vue ! Seule ombre au tableau, le front du glacier recule un peu plus chaque année, signe évident du réchauffement qui s’accélère.
Destination finale : Ilulissat
Ilulissat est la patrie de Knud Rasmussen qui y a passé toute son enfance. Une large coulée de glaces de plusieurs kilomètres, aux formes déchiquetées, s’étend à l’horizon. Au loin, un impressionnant mur blanc se profile : le front du glacier de l’Isfjord, une des merveilles du monde, classé en 2004 par l’Unesco au patrimoine de l’humanité. Cette fonte de l’inlandsis, aucun recoin du Groenland ne la met mieux en scène que le fjord d’Ilulissat. Long de 40 km, ce défilé maritime est continuellement rempli de glace et d’icebergs plus ou moins volumineux. L’été, ces blocs se détachent de la langue du glacier Sermeq Kujalleq, l’un des principaux producteurs d’icebergs de l’hémisphère nord. Large d’environ 12 km, le glacier vêle ses géants qui avancent à une vitesse d’environ 35 mètres par jour soit quelque 13 km par an. Les plus gros peuvent dériver jusqu’au large de Terre Neuve et descendre au-delà du 42ème parallèle, région où le Titanic en 1912 ne s’attendait pas à les rencontrer.
La ville est la troisième du pays en nombre d’habitants (4500). De coquettes maisons en bois sont accrochées aux flancs des collines. Toutes sont bâties sur pilotis pour éviter leur enfoncement dans le permafrost. Beaucoup d’habitations individuelles mais aussi quelques barres de type HLM, résultat de la politique des autorités danoises dans les années 60. Par soucis d’économie et eu égard aux difficultés de déplacement la majeure partie de l’année, elles ont contraint les Inuits à se regrouper au sein d’agglomérations. Un choc culturel pour nombre d’entre eux.
Reste qu’avec la fonte progressive des glaces millénaires, un tel voyage pourrait, dans quelques décennies, n’être plus qu’un témoignage d’un temps révolu.
Texte et photos : Brigitte Postel
Y aller
Grand Nord Grand Large est spécialiste des régions polaires. L’offre varie de la randonnée à pied ou en kayak aux croisières et voyage à la carte. Les itinéraires de navigation et les bateaux peuvent changer d’une année sur l’autre.
Cap sur le Groenland sud
Prix à partir de 3900 euros
http://www.gngl.com/ps-groenland/tp-croisiere/at-randonnee/gro534–cap-groenland-sud
GNGL
Tél. : 01 40 46 05 14
Copyright Gérard Bodineau.
Croisière Groenland – Vieux-gréement, icebergs & vestiges vikings
10 jours à partir de 4500 euros
http://www.voyageursdumonde.fr/voyage-sur-mesure/voyage-groenland-narsarsuaq-hvalsey-brattahlid/croisiere-en-goelette-dans-le-sud-du-groenland/pei5947
Voyageurs du monde
Tél. : 01 42 86 16 00
Maison Blanche
les Hauts de TAULHAC