Le Butō est une danse contemporaine fondée dans les années 1960 par les danseurs japonais Tatsumi Hijikata (1928-1986) et Kazuo Ōno (1906-2010). Hijikata crée une forme d’expression transculturelle, transgressive et révolutionnaire, rejetant les styles artistiques institutionalisés, mais faisant parfois référence à son héritage culturel. Il nomme son art ankoku butō ou danse des ténèbres.
À cette époque, dans la deuxième moitié des années 1960 jusqu’au début des années 1970, le Japon tente de se relever de sa première défaite en plus de 2000 ans d’histoire. Meurtrie par le drame d’Hiroshima, la société aspire à la modernité occidentale tout en étant en proie à la confusion, à la violence des mouvements étudiants, à l’avènement de l’underground qui baigne le milieu du spectacle vivant tokyoïte. C’est dans ce contexte contestataire et artistiquement bouillonnant qu’Hijikata invente une cosmogonie défiant les valeurs du monde moderne consumériste, en créant une danse où le corps est un corps sacrificiel, où les tabous de la mort et de l’érotisme sont au cœur de cette antidanse (1), où « l’antagonisme entre la vie et la mort s’exprime d’une manière intense et concentrée », dit-il. Sa première œuvre chorégraphique, Kinjiki (1959), un rituel homosexuel, est un séisme et scandalise une partie du public, l’homosexualité étant un sujet encore très tabou au Japon. Le crâne rasé – ce qui sera repris plus tard par les danseurs de butō -, le torse et le visage peints en noir, vêtu d’un pantalon gris, pieds nus, Hijikata entre en scène en courant en cercle. Il tient un poulet et rejoint un jeune éphèbe à la peau pâle, vêtu d’un simple slip (Oshito Ōno, le fils du danseur Kazuo Ōno). Ce poulet, qui symbolise le sexe et le sacré, finit étranglé entre les jambes d’Oshito. Tandis que la deuxième partie se joue dans une obscurité totale où l’on devine les corps qui se roulent, et où le public entend des gémissements érotiques et des « je t’aime » criés par le danseur. Dix minutes sulfureuses, puissantes et fascinantes qui vont initier le travail d’Hijikata et de générations de danseurs de butō.
La raison d’être du butō : le corps
Cette forme chorégraphique est proche de la performance. Elle porte avec elle quelque chose d’excessif, d’obscène, d’extravagant, de fascinant et de poétique à la fois. Récusant tout stéréotype, Hijikata, son ami Kazuo Ōno et leurs élèves (Yoshito Ōno, Yōko Ashikawa, Akaji Maro et Kō Murobushi entre autres), donnent à voir sur scène l’expérience inconfortable du travail introspectif qu’ils mènent sur eux-mêmes, exposant aux regards leurs corps traversés tout à la fois de pulsions animales, de mouvements lents et spasmodiques, de souffrances intimes et de noire beauté. Des corps que l’on peut qualifier de « sismiques ». Toute l’énergie des danseurs est concentrée dans des mouvements minimalistes, une marche très lente, un corps raide et tendu, prototype du corps masculin dans le butō. Hijikata développe dans ses créations une esthétique qui englobe la laideur, la difformité, l’effroi, les images de mort ou de maladie, mélangeant l’érotique et l’abject, le masculin et le féminin, l’obscur et le lumineux. En totale collision avec l’acte théâtral et le narratif entourant l’identité japonaise. Sa danse, disait-il, « étend le concept « d’humain. Je base ma danse sur la découverte des possibilités de métamorphose du corps humain en toute chose, y compris en des animaux, plantes et objets inanimés ». Inspiré par les écrits de Jean Genet, d’Antonin Artaud, de Sade et de Georges Bataille, puisant aux sources traumatiques de son enfance rurale, il fait du sentiment d’aliénation et d’étrangeté qu’il a ressenti en débarquant à Tokyo – passant pour un plouc et un piètre danseur aux yeux de ceux qui ne comprenaient pas son originalité-, la base de son travail artistique.
« Une technique sacrée »
Artiste marginal, dur et très exigeant, allant jusqu’à rudoyer ses danseurs, « Hijikata va utiliser consciemment l’héritage des artistes hors castes (2) afin de concentrer la puissance transformationnelle de son art », révèle Kuhihara Nanako (3). Après le butō expérimental de ses débuts où il s’étalait de la graisse noire sur le torse et le visage, il utilise un maquillage blanc pour les corps : le maquillage shironuri (se peindre en blanc), présent dans le kabuki et aussi dans un théâtre plus ancien. Ce maquillage blanc, symbole du sacré, de la mort et de la féminité, devenu une caractéristique du butō, est la lisière qui dessine et abstrait à la fois le corps réel. « La nudité est probablement le moyen idéal pour souligner l’importance du caractère direct du corps. Cependant (en même temps, j’ai répété l’importance de la distance), la nudité du shironuri double la distance entre la civilisation normalement vêtue (lois, système, morale) et la glorification du corps lui-même (body-building, exercices collectifs, danse jazz, danse disco, etc.) qui est une tendance fasciste », précise le danseur et chorégraphe Kō Murobushi ((1947-2015). Le danseur apporte avec lui une esthétique provocante « située au nœud de la lumière et de l’obscurité, de la vie et de la mort, de la réalité et du surréel. C’est une technique sacrée qui assimile les antagonismes », résume-t-il.
Il y a aussi le travail sur le visage et les yeux que l’on retrouve dans le théâtre nō, où l’acteur qui joue sans masque peut rendre son visage semblable à un masque. Les danseurs peuvent fermer les paupières, rouler les yeux en arrière ou loucher (ce qui évoque au Japon les spectres ou la mort) pour en montrer le blanc, une attitude utilisée dans le style aragato (rude), un style de jeu du théâtre kabuki.
Après 1973, Hijikata arrête de se produire sur scène et se consacre à la mise en scène jusqu’à sa mort, se concentrant sur la part intime et le fondement de son art. Il va élaborer un corpus de techniques, encore utilisées aujourd’hui par les butōka (danseurs de butō). Doté d’un grand charisme et d’un « pouvoir d’envoûtement », selon Kō Murobushi, il enseigne à ses danseurs une manière d’être dans leur corps, les éveillant à leurs propres sensations afin qu’ils expriment « une puissante présence » qui se transmette intensément au public. Le chorégraphe force le corps à devenir vide de tout ce qui le rattache à l’extérieur. Son corps est alors prêt à se mouvoir, à traduire ce qui est vécu dans l’intériorité de l’être. « Je cherche l’endroit où ça tremble … l’œil du séisme… je ne cherche pas à l’expliquer, je sais que ça existe, je vis avec… C’est peut-être cette onde-là qui est le mouvement de ma danse », révèle la danseuse et chorégraphe Carlotta Ikeda (4). L’esprit peut enfin divaguer et laisser le corps s’exprimer par lui-même. Attente d’une fin prochaine ou instant suspendu ? Le spectateur ne sait plus. Lui aussi attend, retient son souffle, captivé par la présence puissante du ou des danseurs. Le danseur se meut très lentement, il semble en transe. L’air un moment retenu, un cri ou un ricanement jaillit. Il n’y a rien à comprendre qui ne soit déjà là. « Le spectateur doit se transformer à travers l’expérience, comme dans un rituel », souligne Hijikata.
L’entrainement des danseurs est difficile, douloureux parfois et a pour objectif de questionner radicalement le corps, de le faire revenir à un état qui précède l’apprentissage. Le but est de les amener à avoir une profonde conscience de leur corporalité avant de commencer tout mouvement. Ils doivent se concentrer sur leurs perceptions intérieures et non se préoccuper de leurs apparences. Contrôler toute leur musculature, faire onduler leurs muscles dorsaux, pratiquer divers types de marches, avancer sur la pointe des pieds, glisser sur le sol imperceptiblement, rester immobile tout en faisant des micro-mouvements, etc. Contrairement aux danses occidentales, le corps du butoka est engagé dans sa globalité, organique, émotionnelle, physique. « Le butō part de ce qui ne peut que s’immobiliser, de ce que toutes les danses ont déclaré impossible. Les danseurs de butō écoutent une berceuse suffocante dans un berceau brûlant de flammes », explique Kō Murobushi.
Kō Murobushi, l’un des principaux héritiers de la vision originale de Tatsumi Hijikata
« Quand j’ai vu Hijikata danser en 1968 : Hijikata Tatsumi et les Japonais : Révolte de la chair (Nikutai no Hanran) (5), ça a été un choc total. C’était la première fois que je voyais quelque chose de vraiment nouveau. Ce fut le premier basculement de ma vie et je décidai de devenir danseur de butō. Au Japon, on dit que dans la vie, il y a deux fois la possibilité de changer, de basculer. Ce fut la première », me confia-t-il après une représentation. Dans ce spectacle, Hijikata entre en scène sur un palanquin puis danse nu, de manière frénétique, secoué de mouvements spasmodiques, avec un phallus doré postiche et une touffe de faux poils qui pendent, réminiscence d’un extrait de Héliogabale ou l’anarchiste couronné d’Antonin Artaud. Ayant éliminé toute graisse de son corps par un jeûne de deux mois avant sa performance, ses muscles et ses veines font saillie sur son corps. À la fin de la représentation, Hijikata s’attache avec des cordes et est hissé au-dessus de la scène, tel un Christ inversé. Le public est subjugué et l’ovationne.
Murobushi va travailler quelques temps avec Hijikata puis fonder le groupe de butō « Dairakudakan » avec Akaji Maro (qui continue à se produire) et Uhio Amagatsu (fondateur de la troupe Sankai Juku qui développe un style théâtral sophistiqué). Puis il crée en 1974 la compagnie de femmes « Ariadone » avec Carlotta Ikeda (1941-2014), autre grande figure du butō. Après avoir fondé le groupe de butō masculin « Sebi », il introduit avec Ariadone le butō en Europe et contribue à sa reconnaissance mondiale avec Le Dernier Eden – Porte de l’Au-Delà qui a connu un succès magistral à Paris en 1978, suivi d’un vaste tour à travers l’Europe en 1981-1982. Avec son propre groupe exclusivement féminin, Ariadone, Carlotta Ikeda assume de danser nue, ce qui est considéré à l’époque comme une attaque contre les bonnes mœurs de la société japonaise. Nombreuses sont ses créations qui ont été dansées dans le monde entier où elle dévoile avec tant de raffinement son art de la métamorphose.
En fidèle héritier d’Hijikata, Murobushi va poursuivre sa recherche et se produire seul la plupart du temps. Voyageur infatigable, courant d’un continent à l’autre, il amplifiera cette obscurité (yami) (6) fondatrice dans ses explorations corporelles. Tout geste est abordé dans un double mouvement de mort et de renaissance. « Dans mon spectacle, j’essaie toujours de montrer une mort qui a pu vivre, et ce qui est réversiblement interchangeable dans la vie dans la mort. Très probablement, ma danse montre cette chaîne (maladie, mort, extase, folie, tentation, passion, amour…) qui est dirigée par l’obscurité. » Ko Murobushi réfutait le butō spectacle. « Le butō, ce n’est pas un show, me disait-il. Certaines troupes très connues se protègent avec les décors, avec une mise en scène sophistiquée. Je hais ce butô là. Il y a trop de distance avec le butō originel tel qu’il a été fondé par Hijikata et tel que je le pratique. Je refuse de prendre un danseur qui ne se risque pas. On doit apprendre à mourir dans la danse. Être vivant en même temps qu’être un rocher, une fleur, ou l’ombre de son propre corps. La transformation idéale serait de devenir ce qui n’existe pas, et pour devenir rien, il faut se transformer en toutes choses. »
Notes
(1) Dans un pays pourtant connu pour son art érotique, il était interdit jusqu’en 1995 de montrer des poils ou un corps nu en en photos ou en live, les sexes étant caviardés jusque dans les magazines importés.
(2) Durant l’ère Edo (1603-1868), le kabuki et ses interprètes étaient mal considérés et assignés à des quartiers particuliers qui correspondaient aux quartiers de plaisirs. Il connaît son apogée aux XVIIIe et XIXe siècles et est au cœur de la culture populaire. C’est à cette période que les troupes d’acteurs se structurent, gagnent en visibilité sociale et s’organisent en familles qui perpétuent des styles et un répertoire jusqu’à nos jours. Les tentatives de censures et de discrimination perdurèrent jusqu’à l’ère Meiji (1868-1912) car le kabuki signifiait la résistance à l’ordre et au pouvoir établi par des conduites jugées anti-sociales, marginales ou hérétiques. Il mettait en scène un monde transgressif considéré comme une menace pour la société, avec ses suicides, ses tableaux érotiques alliant sexe et mort, ses démons et ses fantômes.
(3) La Chose la plus étrangère au monde, analyse critique du butō de Hijikata Tatsumi, Kuhihara Nanako, Les Presses du réel, 2017.
(4) Propos recueillis par Stéphane Vérité pour la présentation de Waiting en 1997.
(5) https://www.youtube.com/watch?v=hNV0T5zI7VI&list=PLsAlwxLtUODS8uG0RPix-q6CE1s9qAAx-&index=6
(6) « En japonais, le mot « yamai (maladie) » est lié à « yami (obscurité) » ou « yama (montagne) ». « yamai » nous fait regarder dans l’abîme de la mort ; il nous montre la partie inconnue et invisible entre la vie et la mort et nous rapproche de ce qui est considéré comme « yama », le royaume des morts, dans la mythologie japonaise », explique Ko Murobushi.
Lire
Hijikata Tatsumi Penser Un Corps épuisé, Uno Kuniichi, Dijon : Les Presses Du Réel, 2017.
Carlotta Ikeda, Danse Butō et au-delà, Photographies de Laurencine Lot, Ed. Favre, 2005.
Aesthetics of Impossibility, Katja Centonze, ED. Cafoscarnina, 2022.
Frapper le sol avec ses mains, Tatsumi Hijikata sur la voie du butō, Cécile Wagner, Actes Sud, 2016.
Texte : Brigitte Postel
Photo d’ouverture : Laurencine Lot
Cet article est paru dans Natives n°13 https://www.revue-natives.com/editions/natives-n13/#extraitnatives