À Window Rock, « capitale » du Navajoland, une petite ville située en Arizona, à la frontière du Nouveau Mexique, nous avons participé à une cérémonie du peyotl guidée par le pasteur-chamane Archie Chichilly. Une expérience peu banale !

Le jour, Archie Chichilly est chauffeur de bus. Certaines nuits de pleine lune, dans son Hogan, il devient un roadman (conducteur de rituel) très recherché. Comment lui est venue cette vocation de pasteur-chamane de la peu orthodoxe American Native Church ? Par hasard, explique-t-il, au cours d’un meeting à Chinle. « C’était il y a huit ans. J’ai pris la  » médecine  » et j’ai eu la vision très forte que je pouvais aider les autres. Le Roadman qui me guidait aussi, sans qu’on se parle. Je suis venu le revoir pour être son élève…« .

USA. Arizona.Le Hogan est le logement traditionnel d'une famille Navajo. Il a une forme circulaire d'environ huit mètres de diamètre avec une seule porte orientée à l'est. Sa structure est en bois (des branches de genévrier ou de cèdre de 10 à 15 cm de diamètre) colmatée et recouverte de terre qui constitue une bonne isolation contre le froid comme contre la chaleur. Sylvain Grandadam.
USA. Arizona. Le Hogan est le logement traditionnel d’une famille Navajo. Il a une forme circulaire d’environ huit mètres de diamètre avec une seule porte orientée à l’est. Sa structure est en bois (des branches de genévrier ou de cèdre de 10 à 15 cm de diamètre) colmatée et recouverte de terre qui constitue une bonne isolation contre le froid comme contre la chaleur. © Sylvain Grandadam.

Maintenant, Archie organise les réunions dans son Hogan, maisonnette hexagonale de bois où se trouve ses objets de culte : son  » bundle « , bouquet de plumes d’aigle et un tas de grosses pierres arrondies noircies au feu. Mais surtout, dans un bocal de verre, les précieux flocons de Peyotl, cristallisés après décoction du cactus Lophophora williamsii. « The medicine », explique Archie, car l’emploi du nom mexicain est proscrit. Ce fruit hallucinogène provenant d’un cactus qui pousse dans les régions désertiques des deux rives du Rio Grande, du nord-est du Mexique au sud-ouest du Texas, est difficile à acquérir et son usage très réglementé en raison de son alcaloïde principal : la mescaline.
« … Chacun m’en apporte quand il le peut, mais un projet de législation sur les stupéfiants pourrait nous interdire l’usage traditionnel de la « médecine »… Archie participe à la protestation qui agite les tribus, où a perduré une tolérance de fait pour l’usage « religieux » du peyotl…

USA. Le peyotl, également dénommé peyote (Lophophora williamsii), est une espèce de petits cactus sans épines qui contient plusieurs alcaloïdes dont la mescaline. Son usage est interdi en France mais il est utilisé par les communautés indiennes pour ses propriétés enthéogènes, psychotropes et hallucinogènes. Franck Vicentz.
USA. Le peyotl, également dénommé peyote (Lophophora williamsii), est une espèce de petits cactus sans épines qui contient plusieurs alcaloïdes dont la mescaline. Son usage est interdit en France mais il est utilisé par les communautés indiennes pour ses propriétés enthéogènes, psychotropes et hallucinogènes. © Franck Vicentz.

Une cérémonie très ritualisée

USA. Arizona. Le pasteur-chamane Navajo Archie Chichilly a revêtu ses habits traditionnels pour la cérémonie du peyotl. Sylvain Grandadam.
USA. Arizona. Le pasteur-chamane Navajo Archie Chichilly a revêtu ses habits traditionnels pour la cérémonie du peyotl. © Sylvain Grandadam.

Ce soir, en mon honneur, la cérémonie aura lieu dans le  » sweat lodge « . L’affaire est compliquée mais conviviale m’assure-t-on, surtout très hygiénique : le  » sweat lodge  » est un sauna de la tradition navajo, une petite hutte aveugle à armature de bois où les bienfaits du corps se combinent à ceux de l’âme.
Légèrement vêtus malgré la fraicheur du soir, nous nous asseyons en tailleur autour d’une cavité dans le sol qui recevra les sept « grands-pères », ces galets de basalte préalablement chauffés à blanc sur lesquels Archie et sa femme effeuilleront des plantes aromatiques puis verseront de l’eau : vaporisée, elle ne tarde pas à transformer l’exiguë chapelle en un enfer presque irrespirable…
Les Navajos utilisent le hogan ou sweat lodge pour la toilette : on sue abondamment et après on se frotte avec de la terre séchée ou du sable. Ainsi à Monument Valley, Billy Yellow le chamane (medicine man) me confessait-il, à 94 ans, ne s’être jamais lavé autrement…

USA. Le chamane et son apprenti préparent l'ensemble des instruments utilisés pendant le rituel du peyotl. Sylvain Grandadam.
USA. Le chamane et son apprenti préparent l’ensemble des instruments utilisés pendant le rituel du peyotl. © Sylvain Grandadam.

Les bruits sont étouffés sous les couvertures entassées qui forment un toit étanche aux sons et à l’air, sur l’armature de bois… Nous sommes sept assis côte à côte, hommes et femmes enveloppés d’une serviette et de l’obscurité. Après une courte prière, Archie nous présente les uns aux autres et explique :  » Ed préparera les « grands-pères » selon le rituel qu’il connaît bien, sur le feu allumé dehors il chauffera quatre fois au maximum les sept pierres de chaque  » round « . Notre ami français est assis à la place du patient, au centre. Ce sera dur, mais chacun est libre d’abandonner en cours de séance… ! « 
À droite de l’accès maintenant occulté, Archie jette sur les pierres des poignées d’herbes. Elles grésillent, s’enflamment dans l’obscurité et dégagent une odeur de savane brûlée. Edna, sa femme, l’assiste. En face, John, frère d’Archie, puis Marley, 36 ans, journaliste au « Navajo Times », elle a ôté ses lunettes. À côté d’elle, Steve son fiancé de toujours. C’est lui qui a persuadé Archie, après bien des difficultés, de laisser un Français assister au « meeting ». Guide, apprenti guérisseur depuis douze ans, il est très abattu : il y a quatre jours Marley lui a annoncé qu’elle le quittait pour aller vivre avec son maître, le très respecté guérisseur Yazzie… chez qui Steve apprenait la tradition.

Une boisson sacrée

USA. Arizona. Le chamane attise les pierres chauffées à blanc sur lesquelles brûlent des herbes. Sylvain Grandadam.
USA. Arizona. Le chamane attise le foyer sur lequel les pierres seront chauffées à blanc et où brûlent des herbes. © Sylvain Grandadam.

Avec précautions, chacun prend la médecine dans le flacon de verre, au moyen d’une petite cuiller. On devine à peine les visages, lorsqu’un brin d’herbe s’enflamme sur les pierres. Le bidon d’eau circule, la sueur inonde les visages. J’imite Steve et avale deux cuillérées, avec peine tant l’amertume est violente. Chacun boit du thé de médecine coupé de grandes rasades d’eau. Archie rend hommage à la terre sur laquelle nous sommes assis directement, puis au ciel et à la nature. Sa voix est douce, forte. Il parle, ou plutôt chuinte, en langue navajo puis en anglais pour se faire comprendre de son hôte. Mais il ne prie qu’en navajo pour accomplir le rituel. Il annonce, tel un arbitre de boxe, la fin du premier round… Ed ouvre la trappe qui nous enfermait, les visages rubiconds s’éclairent aux dernières lueurs du soleil… Les sept grands-pères suivants sont plus gros, plus rouges et la médecine est de cheval… Maintenant, je crois comprendre Archie, qui pourtant chante et murmure en navajo une sorte de psalmodie faite de voyelles, où ne se mêle aucune consonne, je me surprends à opiner, j’approuve ce qu’il dit… Et doucement, je sens que je m’élève, un véritable décollage…Une lente lévitation commence, laquelle me semble toute naturelle et adaptée au contexte… Je monte irrésistiblement dans les airs, tout en restant au cœur de cet amical cercle suant. La chaleur d’enfer devient agréable et j’assiste à un spectacle : une sorte de défilé familial qui n’était pas programmé : mon père, ma mère, mes enfants. Puis frère et sœurs. Et enfin les grands-parents. Toute cette famille tient à l’aise dans le minuscule abri. Mère est bien malade, courbée sur son dos que la maladie déforme. Son visage est souriant malgré la douleur. Archie parle d’elle ? Dans le bien-être réconfortant de cette hutte en forme de Hogan, dont la forme pourrait rappeler le ventre de la femme enceinte, chacun parait revenir à un statut prénatal. Peut-être post-mortem, les limites du temps deviennent floues…  » Nés de la terre nous y retournons « , commente Archie. Il explique cette symbolique, la nature, la communion…les âmes, les morts…
C’est au troisième round, celui pendant lequel le Roadman entreprend de soigner, que Steve commence à gémir : habitué du Peyotl et des liturgies navajo, le voila pris au piège de la transe qu’il sait provoquer chez les autres, en qualité d’apprenti medicine-man …. Car il n’est pas un homme heureux et montre l’image du malheur ; il est secoué de hoquets et vient à vomir au point qu’Ed apporte une cuvette, il geint et se tortille au sol de plus belle.

Changement de « patient »

USA Arizona. Ensemble d'instruments préparés par le chamane pour la cérémonie du peyotl. Sylvain Grandadam.
USA Arizona. Ensemble d’instruments préparés par le chamane pour la cérémonie du peyotl. © Sylvain Grandadam.

Pour le quatrième round, Archie déclare que les  » grands-pères  » viennent de désigner Steve comme patient et je suis donc dessaisi du rôle. Allongé sur le sol, la tête soutenue par Marley qui pleure encore plus fort, Steve tremble et commence sa confession. Dans son mauvais voyage, pris de plein fouet par le peyotl révélateur, il n’a plus d’autre ressource pour expulser la souffrance que de vomir et se confesser. Pouvoir de la médecine, chacun ici l’épaule et souffre avec lui, au point qu’on se trouve tous à pleurer et à l’encourager à sortir de cet état de transe douloureux, sauf Archie qui reste serein et prodigue ses conseils :  » Les grands-pères me montrent un ours. Un ours menaçant. Cela est très inquiétant. Steve, qu’as-tu fait de grave ? Parle !  » Il désigne un galet où les parties refroidies dessinent des zones d’ombre. Pour les Indiens, l’ours est l’animal mythologique du danger, de la force et de la rancune. Mais aussi de la faute non lavée. Avec peine, Steve réussit à se confesser, la bouche tordue par l’effroi :  » J’avais déjà peur en venant ici à pied, je regardais partout, autour de moi et derrière moi. Maintenant je suis poursuivi par un ours. J’ai encore plus peur. Archie aide-moi ! Je suis un misérable, un menteur, un voleur, un bon à rien. J’ai bu, j’ai menti et je paye le mal « . Tout son corps est secoué par des sanglots, mais plus il se confesse, plus il se libère. Il reprend même un peu d’assurance. Et brutalement il termine :  » Je me suis mal conduit avec père. Il y a trois ans, il m’a chassé de chez lui, m’a maudit parce que je l’avais gravement insulté. Je regrette. Je vais aller le voir demain et implorer son pardon « .
Steve est ensuite resté prostré. Archie a parlé doucement, j’ai repris ma lévitation mais le partage de la douleur de Steve donnait une dimension tragique à cette réunion. L’air était frais dehors sous la lune et le calme de cette forêt s’est installé en moi. Rasséréné, j’ai vu Steve, le visage soudain détendu, s’habiller sans un mot et partir avec Marley. En lui donnant la main.

Texte et Photos : Sylvain Grandadam, sauf mention.