L’Hôtel Caumont-Centre d’Art d’Aix-en-Provence rapproche pour la première fois l’influence des estampes japonaises sur l’œuvre de Pierre Bonnard (1867-1947). Une thématique inédite qui séduit surtout par les estampes sélectionnées.
Près de 130 œuvres issues de collections privées et publiques européennes sont réunies dans cette exposition qui mêle les magnifiques estampes de maîtres japonais de la collection Georges Leskowicz (Hiroshige, Kuniyoshi, Utamaro, Koryûsai, Utagawa) et des peintures de Bonnard inspirées de l’univers envoûtant de l’ukiyo-e, littéralement « images du monde flottant ».
S’il est vrai que les estampes japonaises avaient été reléguées au second plan lors de la septième Exposition universelle de 1867, les œuvres et productions du pays du Soleil-Levant vont contribuer à la vogue du japonisme en Occident. La plupart des impressionnistes, tels Manet, Van Gogh, Gauguin, Toulouse-Lautrec y ont puisé de nouvelles sources d’inspirations picturales. De même que le peintre américain James Whistler (1834-1903) dont le Japon fut un véritable fil conducteur de son travail. À la fin des années 1880, Pierre Bonnard tombe à son tour sous le charme de ces estampes, qu’il va collectionner jusqu’à la fin de sa vie.
La folie Japon
Avec ses amis du groupe des Nabis (1), Maurice Denis, Edouard Vuillard et Paul Ranson, créé en 1889 sous l’influence de Paul Sérusier, Bonnard veut s’émanciper de l’académisme et cherche de nouvelles formes. Ces artistes, précurseurs des avant-gardes du début du XXe siècle, veulent spiritualiser l’art en le simplifiant et lui donner une portée universelle. Dès 1889, Bonnard réalise des paravents inspirés de motifs issus de l’art japonais. L’exposition d’estampes japonaises à l’École des Beaux-arts au printemps 1890 est une véritable révélation pour lui et va accentuer ses choix. Il se détourne dès lors de la représentation du réel et adopte de nouveaux principes esthétiques : refus du réalisme, absence de perspective, planéité de la composition, intensité des couleurs …
« J’avais compris au contact de ces frustes images populaires que la couleur pouvait comme ici exprimer toutes choses sans besoin de relief ou de modelé. Il m’apparut qu’il était possible de traduire lumière, formes et caractère rien qu’avec la couleur », écrit-il.
Comme le rappelle Isabelle Cahn, commissaire de l’exposition à propos de l’art japonais, Bonnard en retient « sa capacité à simplifier les formes, son art de la litote, son goût pour l’imprévu, sa fantaisie instinctive ».
Bonnard, magicien de la lumière et de la couleur
Séduit par l’expression graphique des Japonais et la cohabitation de plusieurs temporalités dans une même image, Bonnard fait preuve de hardiesse dans la composition de ses œuvres, réduisant l’espace à la surface plane comme dans Poissons dans un bassin (1943). Particulièrement attentifs aux « crépons japonais » et aux papiers de riz froissés vendus par les magasins japonais de l’avenue de l’Opéra à Paris, le « Nabi très Japonard », comme on le surnomme, en donne la preuve dans certains de ses tableaux et dans les lithographies qu’il a réalisées à la demande du marchand d’art Ambroise Vollard, utilisant les couleurs pures en aplats et la stylisation en arabesques.
En 1891, il peint les quatre panneaux décoratifs « Femmes au jardin » sur lesquels débute le parcours muséal. Ces formats allongés évoquent les kakemonos japonais. Il est le premier à associer des figures féminines stylisées à un motif végétal pour composer un décor. Les estampes, collectionnées tout au long de sa vie et malheureusement dispersées à sa mort, ne sont pas précisément connues, mais on devine dans son œuvre que ce « monde flottant », images de l’éphémère et des métamorphoses de la nature, résonne avec son sens de l’esthétique. « Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture », écrit-il en 1946 dans Observations sur la peinture.
Les nus de Marthe, muse et modèle
En 1926, son épouse ayant une santé délicate, il s’installe au Cannet. Bonnard peint des scènes de la vie quotidienne, sur de grandes toiles tendues dans son atelier qu’il découpe après avoir terminé son tableau. Réceptif aux moindres nuances de la lumière, à la fois diffuse et éclatante, il note chaque jour dans ses carnets les variations du temps : « beau nuageux », « pluie et soleil », « par beau temps mais frais, il y a du vermillon dans les ombres orangées »… Une sensibilité aux couleurs du temps qu’il partage avec le peuple japonais. Il fait sien le principe spirituel posé par le grand maître de thé Sen no Rikyû (2), nommé wabi-sabi : simplicité et art de l’imperfection, invitant à observer la beauté de la vie quotidienne. Il peint des scènes d’intérieur. Ses proches, les nouveau-nés, les enfants et les animaux domestiques deviennent le sujet de nombreux tableaux et dessins.
Au début des années 1890, la rencontre avec Marthe qu’il épousera en 1925, lui donne l’opportunité de peindre la nudité de manière novatrice qui n’est pas sans rappeler les Beautés d’Utamaro. C’est sur un ensemble impressionnant de nus de Marthe, l’unique modèle de ses nus, que se clôt l’exposition. Eclairé à contre-jour ou en lumière diffuse, le corps fin et cambré de Marthe est décliné à l’envi, accroupi, appuyé contre le chambranle d’une porte ou de la baignoire, s’effaçant dans la baignoire où elle semble assoupie.
Sa dernière peinture de L’Amandier en fleurs, peinte en 1946, exposée au musée national d’Art moderne de Paris, dévoile son goût pour la contemplation de la nature et l’ampleur de son génie. Cet arbre lui donnait, disait-il « la force de le peindre chaque année ».
Pour en savoir plus
L’exposition rassemble des œuvres de Bonnard, sorties majoritairement de collections privées, mais on regrette l’absence de quelques œuvres majeures de l’artiste. L’accrochage tente de montrer ce que sa peinture doit aux estampes japonaises, même si cela ne tombe pas sous le sens au premier regard ! Ce sont surtout les estampes, exceptionnelles, qui transcendent l’exposition et même si vous n’aimez pas Bonnard, elles sont d’un réel intérêt, tant par les signatures que par leur beauté. À savoir que la fondation Georges Leskowicz possède l’une des plus importantes collections d’estampes japonaises dans le monde.
La scénographie d’Hubert Le Gall est, comme d’habitude, superbe. La présentation des œuvres est organisée de manière à immerger le visiteur dans la vie du Japon ancien. Elle ne met pas systématiquement en relation une estampe et une peinture, c’est à chacun de nous d’imaginer l’influence de l’une sur l’autre.
Exposition organisée par Isabelle Cahn, Conservatrice générale honoraire du musée d’Orsay, Commissaire de l’exposition.
1 – Nom qui signifie prophète en hébreu, un terme qui traduit leur quête spirituelle et de renouveau esthétique.
2 – Voir l’article https://universvoyage.com/la-voie-du-the-un-chemin-de-pleine-conscience/
Exposition « Bonnard et le Japon », du 30 avril au 6 octobre 2024. Hôtel de Caumont Centre d’Art. 3 rue Joseph-Cabassol. Aix-en-Provence.
Texte : Brigitte Postel
Photos : Brigitte Postel et mentions indiquées par photo