Japon. Cérémonie du Thé. La maîtresse de thé verse un peu d’eau chaude dans le bol avec la louche en bambou.


Au Japon, on l’appelle chanoyu ou sadō. Chanoyu signifie littéralement « eau chaude pour le thé » et désigne habituellement la cérémonie seule. Ce moment de partage que représente la cérémonie du thé s’inscrit dans la philosophie plus large qu’est le sadō ou chadō : la Voie du thé (1). C’est un art traditionnel, influencé par le taoïsme et le bouddhisme zen, dans lequel le thé vert en poudre, ou matcha, est préparé de manière très codifiée par un Maître de thé après de longues années d’apprentissage.

Japon. Cérémonie du Thé. Bol de thé vert en poudre ou matcha.
Japon. Cérémonie du Thé. Bol de thé vert en poudre ou matcha.

Chaque samedi, depuis vingt-cinq ans, Noriko Morishita se rend à son cours de chanoyu. « Je pénètre dans une pièce silencieuse qui ouvre sur le jardin. Je m’assieds sur le tatami, fais bouillir l’eau, prépare le thé, puis je le bois. C’est tout. Je répète ces gestes, rien d’autre. Voilà en quoi consistent le cours de cérémonie du thé. [..] Même aujourd’hui, il m’arrive fréquemment de me tromper dans l’ordre des gestes que je dois effectuer », révèle cette praticienne de la Voie du thé dans son récit : « La Cérémonie du thé » (2). Car il y a tant de règles, de codes à connaître, selon les saisons, le temps qu’il fait, les fêtes traditionnelles… Tant de gestes à apprendre, à incorporer et à oublier. Tant de temps, de patience, de volonté avant de saisir le but de ce rituel méditatif, zen et laïc qui est de vivre pleinement l’instant présent. « Au début, on ne comprend rien à ce que l’on fait. Mais un jour, subitement, on embrasse une perspective beaucoup plus large. Cela ressemble à la vie », analyse Noriko Morishita.

Un rituel inspiré du bouddhisme zen

Japon. Mont Koya. Préfecture de Wakayama. Moine Shingon, une école bouddhiste japonaise ésotérique, fondée au IX siècle par le moine Kūkai.
Japon. Mont Kōya. Préfecture de Wakayama. Moine Shingon, une école bouddhiste japonaise ésotérique, fondée au IXe siècle par le moine Kūkai.



Être chajin- pratiquant de la Voie du thé – ne s’improvise pas. C’est un long chemin, ardu, onéreux, un art dans lequel tous les sens vont se développer au fil des séances, selon une étiquette rigoureuse et imposée, tant pour le Maître de thé que pour les invités.
Le thé fut introduit de Chine au Japon au XIe siècle mais l’engouement pour ce breuvage débuta sérieusement au XIIe siècle avec le moine Eisai qui avait étudié les courants les plus récents du bouddhisme, en particulier le zen, et rapporté des graines de théier de l’Empire du Milieu.
Cet art de consommer le thé s’est d’abord développé dans les monastères et est inspiré du rituel des moines zen de boire les uns après les autres le thé dans un bol, devant la statue de Bodhi Dharma. Avant de se répandre dans la noblesse qui fréquentait ces lieux, puis dans la caste des samouraïs. qui n’avaient pas accès aux autres prérogatives de l’aristocratie. Mais leurs libations (chakai) étaient exubérantes, loin de la cérémonie et du rituel tel qu’il a été institué au XVe siècle par le maître Murata Shukō en réaction à ces banquets licencieux. Murata Shukō pose les bases d’une Voie du thé sobre et dépouillée, le Wabi-Cha. Il édicte les quatre valeurs qui doivent permettre la conscience de l’instant et la transformation de soi : l’harmonie, le respect, la pureté du corps et de l’esprit, la tranquillité. Mais il faut attendre le XVIe siècle pour que le grand maître de thé Sen no Rikyû, plus communément appelé Rikyû, donne ses lettres de noblesse à cette tradition toujours pérenne. Il pose le principe spirituel aujourd’hui nommé wabi-sabi : simplicité et art de l’imperfection. Postérieurement à sa mort par hara-kiri, après une ultime cérémonie du thé où il avait convié ses amis, trois écoles de thé, toutes tenues par ses descendants, ont vu le jour : omotesenke, urasenke, et mushakojisenke, l’école urasenke étant aujourd’hui la plus présente au Japon.

Se relier à la nature et ressentir

Japon. Maison de thé à Kyoto.
Japon. Maison de thé à Kyoto.



Ce rituel méditatif zen et laïc est réalisé tant par des hommes que des femmes dans un pavillon de thé. On y arrive par une allée (roji) qui traverse un jardin, pour « rompre tout lien avec le monde extérieur et préparer le visiteur, par une sensation de fraicheur aux pures joies esthétiques qui l’attendent dans la Chambre de thé » (3). On pénètre dans la Chambre de thé (appelée aussi Chambre du vide) par une petite porte coulissante, à genoux, en signe d’humilité et pour laisser dehors toutes notions de hiérarchie sociale entre les participants. Et c’est toujours à genoux, jambes repliées et fesses posées sur les talons (posture seiza, si difficile à tenir au début) que le dernier invité referme la porte. L’espace (kakoi) est ouvert sur le jardin et on entend le gazouillis des oiseaux, l’eau qui goutte d’une fontaine et le bruissement du vent tout au long de la cérémonie qui va durer une heure environ. Les invitées sont cette fois deux jeunes femmes vêtues d’un kimono et de chaussettes tabi blanches (4). Elles se relèvent et se rendent tour à tour à pas glissés sur les tatamis saluer à genoux le kakemono qui est accroché dans le tokonoma (5). Le kakemono est un rouleau calligraphié, souvent par des moines, qui peut être un poème ou une pensée à méditer. Puis, elles vont l’une après l’autre vers le foyer (furo) sur lequel une bouilloire en fonte (kama) est posée. Chacune s’agenouille à nouveau, s’incline devant le furo et retourne à sa place initiale. Tous les gestes sont mesurés, ni lents ni rapides. Les cinq sens sont en éveil. Le pavillon est baigné d’une douce lumière. Tout est sobre, du sol au plafond : des parois ocre et tilleul, des piliers en bois de bambou. Les ustensiles nécessaires à la cérémonie sont soigneusement choisis, comme les bols en raku aux formes imparfaites qui suggèrent la beauté subtile.

L’importance du temporel est égale à celle du spirituel

Japon. La maîtrese de thé sort de son obi (large ceinture du kimono) un linge (fukusa) de lin rouge, le plie en triangle et le replie sur lui-même dans un geste très codifié.
Japon. La maîtresse de thé sort de son obi (large ceinture du kimono) un linge (fukusa) de lin rouge, le plie en triangle et le replie sur lui-même dans un geste très codifié.



La maîtresse de thé (Sensei), vêtue d’un kimono sobre de couleur parme, entre quand les invitées sont installées et pose devant elles quelques petits gâteaux. Les invitées remercient. Puis elle apporte les différents objets qui seront utilisés pendant la cérémonie et va s’agenouiller devant le furo. Elle sort de son obi (large ceinture du kimono) un linge (fukusa) de soie rouge, le plie en triangle et le replie sur lui-même dans un geste très codifié, puis essuie délicatement la boîte à thé (natsume), la spatule en bambou (chashaku) servant à prendre le thé, et dispose tous les éléments devant ses genoux, à portée de main. Le moment de recueillement est intense. Ici, tout est raffinement et maîtrise sans pour autant être pesant ou monotone.

De la gestuelle naît l’enchantement

Japon. Cérémonie du thé. La maîtresse de thé puise  l'eau dans la bouilloire avec une louche en bambou.
Japon. Cérémonie du thé. La maîtresse de thé puise l’eau dans la bouilloire avec une louche en bambou.


La Sensei soulève avec le fukusa le couvercle de la bouilloire d’où s’échappent quelques volutes de vapeur, verse un peu d’eau chaude avec la louche en bambou dans un des bols, prend le fouet (chasen) et le pose délicatement dans le bol (chawan), puis le tourne et le soulève trois fois pour en vérifier l’état avant de fouetter l’eau vivement et de la vider dans un récipient en céramique destiné à recevoir les eaux usées. Elle essuie soigneusement le bol avec un linge de lin blanc (chakin), salue ses invitées en s’inclinant, puis prend le matcha dans la boîte à thé en laque avec la spatule pour le déposer dans le bol.

Japon. Cérémonie du thé. La maîtresse de thé Japon. Cérémonie du thé. La maîtresse de thé fouette rapidement le matcha avec le chasen.
Japon. Cérémonie du thé. La maîtresse de thé Japon. Cérémonie du thé. La maîtresse de thé fouette rapidement le matcha avec le chasen.

Les invitées dégustent leur gâteau tandis que la maitresse de cérémonie verse l’eau chaude sur le thé, le fouette d’un mouvement rapide, saisit le bol et le fait tourner deux fois sur sa paume de main ouverte afin d’orienter sa face vers l’invitée. Celle-ci s’approche agenouillée, prend le bol, salue la maitresse qui lui rend son salut, paumes des mains posées sur les genoux, les extrémités des doigts tendus posées sur le tatami.

Japon. Cérémonie du thé. La maîtresse de thé présente le bol de matcha et l'offre à son invitée en le tenant des deux mains.
Japon. Cérémonie du thé. La maîtresse de thé présente le bol de matcha et l’offre à son invitée en le tenant des deux mains.

L’invitée lève le bol pour admirer son esthétique, le fait tourner trois fois dans sa paume de main, avant de le porter doucement à ses lèvres en le tenant de ses deux mains. Elle boit le thé en trois fois, en faisant un léger bruit de succion en aspirant la dernière gorgée « pour marquer la fin de la dégustation », précise Noriko Morishita. L’atmosphère est solennelle, les gestes justes. La maitresse de cérémonie prépare un deuxième bol, toujours sans précipitation, avec un grand respect des objets qu’elle utilise et qui peuvent varier selon les séances. L’enchaînement des nombreux gestes est fluide, aérien, comparable à un exercice de calligraphie dans l’espace. « On a l’impression d’assister à une danse », constate Noriko. Le thé bu, la première invitée repose le bol près de la maitresse et prend l’autre bol de thé pour le poser devant son amie qui répètera la même gestuelle… « Sois complétement ici ; mets ton cœur dans chacun de tes gestes », recommande la Sensei de Noriko à ses élèves. Des gestes millimétrés, mille fois réitérés. « Ne pas réfléchir, ne pas mémoriser les gestes, faire confiance à ses mains ». L’entraînement, c’est regarder et répéter mille fois. Jusqu’à ce que « les mains se mettent à bouger toutes seules ! »
Difficile de résumer le déroulement de cet art sans le trahir. Avec les années de pratique, la cérémonie du thé apprend à vivre au présent dans une réelle communion entre le maître de thé, les invités, les éléments, la nature. « Ecoute la pluie lorsqu’il pleut. Sois pleinement où tu es, de tout ton corps, de toute ton âme. Savoure le moment présent de tes cinq sens. Alors tu comprendras. La délivrance est là, devant toi, à cet instant », révèle Noriko. Voilà à quoi mène la Voie du thé. Elle permet de développer un état d’éveil et d’attention hors du commun, une pleine conscience de l’instant. Mieux qu’un breuvage, le thé donne vie à une école de poésie, de beauté et une discipline dans la conduite de l’existence.

Japon. Dans la chambre de thé, on trouve le tokonoma, une petite alcôve surélevée en tatami où est exposé le kakemono et parfois une composition florale (ikebana) .
Japon. Dans la chambre de thé, on trouve le tokonoma, une petite alcôve surélevée en tatami où est exposé le kakemono et parfois une composition florale (ikebana).
  1. L’idéogramme signifie à la fois : voie, route, enseignement et principes. On le retrouve dans les noms d’arts martiaux : judō ou kyudō.
  2. La Cérémonie du thé Ou comment apprendre à vivre le moment présent, Noriko Morishita, Marabout, 2019.
  3. Le Livre du Thé, Okakura Kakuzo, Citadelles & Mazenod.
  4. Les tabi ont la particularité de séparer le gros orteil du reste des orteils. Cette séparation leur permet d’être adaptées aux chaussures traditionnelles japonaises telles que les geta. Au Japon, on retire ses chaussures sur le pas de la porte avant de rentrer dans une maison.
  5. Le tokonoma est une petite alcôve en tatami, surélevée, où est exposé le kakemono et parfois une composition florale (ikebana) pour « l’édification des invités », remarque Okakura Kakuzo. Cet espace est apparu au XVIe siècle dans les palais, au fond d’une pièce destinée à recevoir des invités et où se tenait le shogun. Il est inspiré de l’autel de la chapelle zen.
    Lire : Poèmes du thé – Sen no Rikyu, Editions Alternatives.

Texte : Brigitte Postel
Photos : Depositphotos