
C’est à bord du MS Vivaldi de la compagnie strasbourgeoise CroisiEurope, que nous avons remonté le Danube, depuis son embouchure sur la mer Noire jusqu’à Vienne, en Autriche. Nous avons traversé 8 pays (Roumanie, Moldavie, Bulgarie, Serbie, Hongrie, Croatie, Slovaquie et Autriche) de cette Europe centrale, tant de fois bouleversée par les conflits, et découvert 4 capitales (Bucarest, Belgrade, Budapest et Vienne) baignées par ce magnifique fleuve.
La seconde partie de cette croisière, ici décrite, nous conduit de la ville bulgare de Svishtov à la capitale autrichienne, avec le franchissement du célèbre défilé des « Portes de fer » aux ouvrages et paysages grandioses.
Le Vivaldi a parcouru 484 km depuis qu’il a quitté la ville roumaine de Tulcea, notre lieu d’embarquement à l’entrée du delta du Danube (voir le reportage sur la première partie du trajet ). L’excursion à Roussé achevée, nous retrouvons le bateau à Svishtov, cité bulgare située au point le plus méridional du Danube (à la latitude de St-Tropez sur la Côte d’Azur). Nous n’en verrons que les installations portuaires, hérissées de nombreuses grues affairées à évacuer les limons. Depuis Svishtov, nous repartons pour une après-midi et une nuit de navigation en direction de Vienne (Autriche).
Des arbres et des ours…

De Svishtov à Vidin (Bulgarie), le plateau moésique (1) borde le fleuve de hautes falaises sur sa rive sud. Les berges sont, par endroits, très élevées, avec des banquettes d’argile pouvant atteindre 3 m de haut. Suite aux crues printanières, le rivage est jonché de troncs d’arbre, déposés en vrac par la puissance du courant, et encombré de quelques épaves. Des hérons s’ébrouent au soleil, tandis que notre vaisseau fend l’onde, qui semble d’un calme olympien. Le rideau de falaises crayeuses laisse place, çà et là, à de vastes zones marécageuses.
Sur la rive gauche (Roumanie), des forêts de saules, de frênes et de peupliers dressent un écran opaque sur lequel bute le regard. La Roumanie renferme la plus grande surface de forêt primaire en Europe, néanmoins menacée par le changement climatique et la déforestation. Ce même réchauffement climatique favorise, en revanche, la reproduction des ours bruns, dont la Roumanie – et ses Carpates – abrite de nombreux spécimens. Nicolae Ceausescu s’était réservé le droit d’y chasser l’ours, ce qui avait protégé l’espèce. Aujourd’hui, l’animal se rapproche de plus en plus des villages, ce qui commence à inquiéter les autochtones. Des éoliennes surplombent de petites bourgades, accrochées aux collines.
C’est le moment de se retrouver sur le pont pour une partie de cartes, une pause lecture ou un bain de soleil. Un petit groupe s’est formé pour jouer au Scrabble, tandis que d’autres passagers rejoignent la séance de gymnastique douce. Aujourd’hui, excursion oblige, celle-ci a été décalée à l’après-midi. Après le dîner, une soirée animée au salon-bar nous attend, avec Fabian Lazlo au piano synthétiseur.

Durant la nuit, nous passerons sous le pont de la Nouvelle Europe, qui unit la petite ville roumaine de Calafat à Vidin, un pont haubané routier et ferroviaire de quelque 2 km de long. Construit par une société espagnole et inauguré en 2013, il s’agit du 2e pont permettant de relier les 2 pays. Un 3e pont, entre Svishtov et Zimnicea, est en projet.
Djerdap II et Djerdap I

La 5e journée de croisière est totalement dédiée à la navigation. Tôt le matin, nous avons franchi l’écluse de Djerdap II (310 m x 34 m). Djerdap est le nom serbe du défilé que nous allons franchir, aussi dénommé défilé des « Portes de fer » (2). La première appellation trouverait son origine dans un mot persan signifiant tourbillon, tant le courant était fort à cet endroit. La seconde ferait référence à une grosse chaîne en fer qui entravait le trafic fluvial à l’emplacement de la frontière entre les Empires austro-hongrois et ottoman, afin de permettre la perception de taxes douanières par l’empereur d’Autriche-Hongrie.
Nous pénétrons dans les gorges du Danube, là où le fleuve sépare les Carpates roumaines, au nord, des Balkans, au sud (Serbie). Sa largeur y varie de 2 km à moins de 150 m au plus étroit. C’est sans nul doute la plus impressionnante et la plus belle partie de notre périple. Nous allons naviguer quelque 80 km pour atteindre le second barrage : Djerdap I. Ces barrages font l’objet d’une exploitation commune entre la Roumanie et la Serbie.
Le paysage découle de la submersion des rives par les lacs de retenue des 2 barrages, tout particulièrement par le lac d’accumulation de Djerdap I, le plus imposant. Les travaux pharaoniques du système hydroénergétique et de navigation de Djerdap I, qui se sont étalés de 1964 à 1972, ont en effet déplacé des milliers de villageois roumains et yougoslaves, englouti de précieux vestiges archéologiques, mais la navigation et l’économie y ont trouvé leur compte. Auparavant, cette portion fougueuse du Danube, faite de cascades, de tourbillons et de hauts-fonds, était fort redoutée des mariniers. Il fallait près de 4 jours pour traverser ce passage, contre une douzaine d’heures maximum aujourd’hui.
Les flots sont d’un gris acier, denses, dominés par un mur menaçant de roches noires. Rien d’autre à faire, sinon observer et se laisser bercer dans les sinuosités successives du fleuve, que les bateaux de commerce semblent peiner à remonter, preuve de la force sourde du débit. Nous longeons les rivages de Roumanie (rive gauche) et de Serbie (rive droite), observons le chassé-croisé des barges et de quelques bateaux de croisière. Ce tronçon, auquel sont rattachées de nombreuses légendes, est saisissant de beauté.
Et voici enfin, dans l’après-midi, le barrage géant de Djerdap I. Cet ouvrage est l’une des plus grandes usines hydroélectriques d’Europe. Le débit du fleuve est ici de 5 000 m3/s en moyenne, nous commente-t-on à bord. Les ingénieurs ont pris en compte le débit variable du fleuve, en prévoyant un déversoir capable d’encaisser les crues, qui peuvent être très importantes au printemps ou l’été.
Entrée dans l’écluse de Djerdap I
Deux bateaux de commerce nous attendent pour écluser. La grande majorité des passagers est sur le pont pour profiter de la manœuvre et du doux soleil. Mais une fois dans le sas, nous devons faire face à une panne. Près de 3 h seront nécessaires aux techniciens de l’écluse pour débloquer les vantaux amont et nous extirper de ce piège inattendu. En temps habituel, il faut un peu plus d’une heure pour qu’un bateau franchisse l’écluse Djerdap I et ses 34 m de dénivelé. Mais l‘imprévu pimente les voyages ! Reste que nous avons pris du retard sur notre programme initial. Nous espérons néanmoins découvrir la statue de Décébale avant la nuit.

Le défilé des « Portes de fer » et Décébale, le résistant

Le long du défilé, des gorges étroites alternent avec des sortes de petits bassins plus larges. On découvre un paysage de montagnes et de falaises que le soleil déclinant illumine.
Le commandant a poussé les machines. Les passagers vont finalement pouvoir admirer la statue de Décébale avant la nuit. Ce dernier roi de Dacie (Roumanie actuelle) s’est dressé contre l’invasion romaine, mais a dû s’incliner devant l’empereur Trajan et s’est donné la mort en l’an 106. Toujours vénéré, il n’est pas le seul à avoir défendu la liberté. Rappelons, qu’ici, le Danube a englouti des milliers de vies pendant les 25 ans (1965 – 1989) que dura la dictature des Ceausescu : nombre de Roumains ont tenté la traversée des eaux glaciales pour gagner l’ex-Yougoslavie de Tito, qui représentait le monde libre. « Ceux qui décidaient de s’échapper en traversant le Danube à la nage se collaient au corps leurs documents d’identité dans un sac en plastique », rapporte Le courrier des Balkans (3).

Nous apercevons en premier la table de Trajan, une plaque de marbre surélevée pour échapper à l’inondation des barrages. Pour la sauver, on entreprit de découper la plaque avec tout le rocher aux alentours et de la réinstaller une cinquantaine de mètres plus haut. L’inscription, encore bien lisible, affirme qu’en l’an 103 l’empereur romain brava les dangers pour ouvrir une nouvelle voie, aujourd’hui submergée.
Puis, sur la rive roumaine, la tête de Décébale, une sculpture taillée dans la pierre à flanc de falaise par des artistes alpinistes, inaugurée en 2004. Enfin, nous admirons la petite église orthodoxe de Mraconia, bâtie sur un promontoire rocheux.
Il fait déjà nuit. Beatrix Pinter, la commissaire de bord, convie les passagers à un apéritif. On enchaîne avec le traditionnel dîner-choucroute, accompagné d’un verre de vin d’Alsace, clin d’œil aux racines strasbourgeoises de notre compagnie. Rien de tel pour caler les estomacs et délier les langues. La soirée se fait dansante avec la jolie prestation d’un groupe de danses folkloriques.
Belgrade, l’âme serbe
Sixième jour de croisière. Notre bateau a continué sa navigation de nuit avant d’accoster à Belgrade (Serbie) (5). Une excursion va nous conduire à la forteresse Kalemegdan, haut lieu culturel et historique de la ville, réduite à néant puis reconstruite à plusieurs reprises. Les Celtes l’ont fondée, les Romains l’ont fortifiée, puis les Byzantins, les Hongrois, les rois Serbes, les Turcs et les Austro-hongrois ont combattu pour sa prise pendant des siècles.
Dans cet immense parc qui surplombe le Danube et son confluent la Save, on peut voir le long des fortifications une exposition de matériel militaire présentant des équipements ayant été utilisés durant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que plusieurs monuments témoignant de l’histoire mouvementée de la Serbie. Parmi eux, le monument de la » reconnaissance à la France » dédié à la guerre de 1914-1918, œuvre du sculpteur croate de renommée mondiale, Ivan Meštrović.
Clou de la visite de Belgrade la cathédrale Saint-Sava, inspirée de Sainte-Sophie de Constantinople, telle qu’elle était du temps de l’empereur Justinien, donc sans les minarets. Dédiée au fondateur de l’Église orthodoxe serbe, Saint-Sava de Serbie (vers 1169 – 14 janvier 1236), premier archevêque de Petch. La cathédrale Saint-Sava a été érigée à l’endroit où furent brulées les reliques du saint. Elle a débuté en 1939 mais fut rapidement interrompue par l’occupation allemande en 1941 et n’a repris qu’en 2001. La crypte a été récemment terminée. D’une beauté irréelle, magnifiquement décorée de feuilles d’or, de mosaïques, de peintures murales, d’icônes et de marbre de Carrare, l’église traduit le renouveau de la spiritualité serbe.

Fin de croisière
Nous quitterons le bateau dès notre arrivée à Vienne, au petit matin. Les 3 journées passées à bord pour atteindre la capitale autrichienne nous offriront de belles lumières automnales et de merveilleux moments de navigation, comme cette envolée de canards sauvages devant l’étrave du Vivaldi entre Mohacs et Kalocsa. Sans oublier, bien sûr, les visites en Voïvodine (province multiethnique du nord de la Serbie) et de sa jolie capitale Novi Sad (4). Une journée ne sera pas de trop pour visiter la capitale autrichienne avant notre retour.
Faire la croisière sur le MS Vivaldi
Le MS Vivaldi est un superbe bateau 5 ancres à dimension humaine, mesurant 110 mètres de long et 11,40 mètres de large. Il peut accueillir 176 passagers, dans 88 cabines disposées sur trois ponts. Chacune d’entre elles, d’une superficie variant de 9 à 13 m2, dispose de toutes les commodités et offre les meilleures conditions de séjour. La décoration est soignée et son atmosphère, à la fois élégante et conviviale. La cuisine est généreuse et de très bonne facture. Sur le même pont se trouve le salon-bar avec piste de danse, tandis qu’un piano-bar accueille les croisiéristes au niveau du pont supérieur, dans une ambiance intimiste et chaleureuse.
Plusieurs croisières sur le Danube sont proposées par la compagnie CroisiEurope. Voir https://www.croisieurope.com/croisiere/mer-noire-danube-bleu-formule-portport-classique
Lire : Sur la route du Danube, Emmanuel Ruben, éditions Payot-Rivages, 2019. https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/sur-la-route-du-danube-9782743646486
(1) La Mésie ou Moésie est une ancienne province de l’Empire romain, qui s’étendait du Danube aux Balkans.
(2) Le secteur des « Portes de fer » s’étend de Vince à Kostol, sur la rive droite, et de Moldova Veche à Turnu-Severin, sur la rive gauche du Danube (source : Commission du Danube).
(3) Article de Marina Constantinoiu et Istvan Deak traduit par Mandi Gueguen publié le 10 octobre 2016 (www.courrierdesbalkans.fr)
(4) Nous avons décrit cette partie du voyage dans l’article suivant https://universvoyage.com/danube-de-budapest-aux-portes-de-fer/
(5) Voir l’article https://universvoyage.com/danube-de-budapest-aux-portes-de-fer/
Texte et Photos : Brigitte Postel sauf mention