Responsable de plus d’une centaine d’expéditions et fondateur de Sedna (1), Nicolas Dubreuil est l’un des meilleurs spécialistes des mondes polaires. Il est l’auteur d’Aventurier des glaces (2) et Akago (3). Au fil de ses aventures, « Niko », comme l’appellent ses copains inuits, a noué des liens uniques avec les chasseurs d’ours, de phoque ou de narval. Rencontre.

Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Nicolas Dubreuil.


Depuis maintenant 30 ans, je parcours les régions polaires en tant que guide d’expédition. J’y emmène des sportifs, des voyageurs, des scientifiques et des équipes de tournage. Au début, j’ai guidé des expéditions polaires en parallèle à mes études et à mon métier d’enseignant-chercheur en informatique à l’Université à Strasbourg. À la suite d’un accident sur la banquise, en 2001, lors d’une expédition à ski au nord du Groenland, j’ai décidé de quitter l’université pour ne plus vivre que de l’aventure. Après plusieurs années à explorer l’Arctique et l’Antarctique, j’ai décidé d’acheter une petite maison dans le village de Kullorsuaq, au Nord du Groenland au pied de la fameuse baie de Melville. 

Comment en êtes-vous venu à chasser ?

Groenland. En traineau au milieu des icebergs.


En accompagnant les populations autochtones. J’ai toujours chassé et pêché pour me nourrir ou pour fabriquer des vêtements – seul but de la mise à mort de l’animal, à mes yeux. J’ai participé à toutes les chasses possibles (ours, narval, caribou, bœuf musqué, phoque, morse, perdrix, etc.). Point fondamental : c’est le seul moyen de survivre dans ces régions. Il suffit de passer quelques jours au Groenland pour comprendre que le seul moyen d’y vivre, c’est celui qui existe depuis des milliers d’années.

Comment est la vie à Kullorsuaq ?

Groenland. Hauteurs de Kullorsuaq. Les maisons sont au mileieu du cimetière.
Groenland. Hauteurs-de Kullorsuaq. Les maisons sont au milieu du cimetière.



Kullorsuaq est le village le plus extrême. Il faut plus de 4 avions différents, un hélicoptère et dans les meilleures conditions, au minimum 3 jours pour s’y rendre. Son isolement a permis de conserver une vie aussi traditionnelle que connectée. L’emploi principal est la chasse et la pêche mais tout le monde possède un téléphone portable afin d’utiliser les réseaux sociaux pour communiquer. 

Groenland. Maison de Nicolas Dubreuil à Kullorsuaq.

M’installer à Kullorsuaq a été pour moi la chance de découvrir une vie proche des récits de Jean Malaire et de Paul Emile Victor. Quand je suis arrivé à Kullorsuaq, il n’y avait quasiment pas de motoneige, mais uniquement des chiens et des traineaux. Dans ce village on pratique la chasse à l’ours et au narval de manière traditionnelle. Les ours sont pistés en traineaux et les narvals sont harponnés depuis des kayaks traditionnels, bien souvent fabriqués dans du bois récupéré de palettes et recouverts de peau de phoque. Aujourd’hui, la peau de phoque a été remplacée par du nylon ou même du plastique, mais le kayak est toujours construit en fonction de la morphologie de son kayakiste et des animaux qu’il va permettre de chasser.

Quel rapport les Inuits entretiennent-ils avec la nature ?

Groenland. Chasse au beluga.
Groenland. Chasse au beluga.

Ce qui m’a le plus frappé quand je suis arrivé à Kullorsuaq, c’est le rapport des Inuits à leur environnement et l’accès aux ressources. Même s’ils sont quasiment tous de confession protestante, l’animisme reste très présent et la relation qu’ils entretiennent avec les animaux est différente de tout ce que j’avais connu en Europe. Comme le dit Philippe Descola, ici la nature n’existe pas. Tout est nature. Et comme l’explique Charles Stépanoff (4), cette dichotomie occidentale entre la vision de l’animal de compagnie que l’on traite comme un enfant et l’animal ressource que l’on consomme, n’existe pas. Ici, l’animal est traité à l’égal de l’homme dans une 3ème version, sans doute beaucoup plus respectueuse. 

Je me souviens d’un moment ou cela m’a particulièrement frappé. C’était fin septembre, la neige commençait à s’installer et la température à descendre. Après l’excitation de l’été et du jour permanent, la vie reprenait son cours. J’étais dans l’unique petit magasin à faire mes courses en discutant tranquillement avec tout le monde, lorsque quelqu’un rentre en courant et en hurlant « Qilalukat ! Qilalukat !… » – Beluga, Beluga ! 

Au même moment tous ceux qui étaient dans le magasin lâchent leurs sacs, cessent la conversation et sortent en courant. Même le caissier abandonne son poste ! Quelque chose de particulièrement important se passe. Quand je sors du magasin, une frénésie incroyable s’est emparée du village. Tout le monde court partout, les gens se ruent vers la petite jetée, sautent dans les barques et démarrent les moteurs. Ole, mon meilleur ami, passe à côté de moi en me mimant le mouvement des belugas, il me chope par le bras et m’exhorte à venir avec lui.

Groenland. Attente des bélugas.
Groenland. Attente des bélugas.

Je saute dans sa barque, il me passe les harpons, le fusil et de la corde. Je démarre le moteur et nous partons à une dizaine de petites embarcations vers le large. Quelqu’un d’un autre village vient de prévenir par un message Facebook qu’ils ont vu des troupeaux de belugas aller en direction de Kullorsuaq. Après le bruit assourdissant des moteurs, c’est le silence complet. On se retrouve tous au même endroit, en pleine mer… Tout le monde communique par geste d’un bateau à l’autre. Impossible de parler de quoi que ce soit. Ils ont soit les yeux rivés aux jumelles, soit la main sur le harpon à scruter l’horizon… C’est maintenant l’attente… tout le monde recherche un dos blanc au milieu des plaques de banquise qui dérivent. Le froid se fait beaucoup plus mordant, le vent se lève. Tout le monde s’habille plus chaudement… On parle à voix basse, une espèce d’inquiétude flotte. Plus personne n’ose prononcer le mot beluga jusqu’au moment ou un souffle réveille tout le monde. Après plusieurs heures de traque, nous arriverons à 3 embarcations à capturer un béluga, de la nourriture pour tout le monde.

Groenland. Découpage d'un bélouga par les habitants de Kullorsuaq.
Groenland. Découpage d’un bélouga par les habitants de Kullorsuaq.

De retour au village, l’unique tracteur va remonter le beluga et l’installer en plein milieu du jardin d’enfants. Tout le village est là, des enfants de 4 ans aux anciens, la même frénésie s’empare des habitants, le couteau à la main. On découpe la peau, le fameux matak et c’est la dégustation en direct de ce met particulièrement recherché et riche en vitamine. On caresse l’animal et on découpe un bout de peau. On mange directement sur l’animal, cela permet de s’approprier sa puissance. 

Et puis c’est la découpe rigoureuse, la nageoire caudale et la pectorale gauche pour celui qui l’a vu, les flancs pour celui qui l’a harponné, la tête pour celui qui l’a tué, etc. Toute la peau est découpée avec une précision chirurgicale et répartie entre tous les villageois. Matia, un des anciens, ouvre le beluga et invite les enfants à venir voir. Il y a du sang partout, Matia plonge ses mains dans les entrailles de l’animal et sort chaque organe en expliquant sa fonction aux enfants. Un cours de biologie comme je n’en ai jamais eu.

Inuits : La chasse comme mode de transmission ?

Groenland. Harpon à propulseur pour la chasse au narval.
Groenland. Harpon à propulseur pour la chasse au narval.


Oui, un cours d’anatomie et de biologie complètement hallucinant au milieu du village. Ici, l’animal est vénéré pour ce qu’il va apporter à toute la communauté. On le respecte, on le tue et on le mange jusqu’au dernier morceau. Cette chasse communautaire est nécessaire et partagée avec tous. C’est un rapport à l’animal que je ne connaissais pas.

L’isolement de ce village engendre de très faibles ressources. Le dernier bateau ravitailleur qui va passer à Kullorsuaq et remplir les réserves du magasin est prévu pour début novembre, le suivant, ce sera pour juillet, 7 mois plus tard. Entre temps, le mauvais temps, la nuit polaire et la glace vont complètement isoler le village et ses habitants du reste du monde. Sans l’utilisation de ressources locales, il est impossible de subvenir aux moyens alimentaires de ses 400 habitants. Et ce ne sont pas les emplois à l’école, à la banque ou au magasin – les seuls entreprise du village – qui vont permettre d’assurer une survie économique à tout le monde. La pêche et la chasse professionnelle, rémunérée par la vente de la viande et de la peau, sont l’unique moyen de ressource financière pour bien des habitants.

Groenland. Rencontre avec un ours blanc ou Nanuq en inuit
Groenland. Rencontre avec un ours blanc ou Nanuq en inuit.

Les conditions d’éloignement du village et la rudesse des conditions climatiques rendent l’utilisation de la peau de phoque, d’ours, de caribou ou de bœuf musqués indispensable à la survie ! À l’heure actuelle, aucun Goretex au monde ne dépasse l’étanchéité de la peau de phoque ou la respirabilité de la peau de caribou. Aucun pantalon de ski n’est aussi chaud et pratique qu’un pantalon en peau d’ours polaire.

À Kullorsuaq, le pergélisol est affleurant, les arbres sont plus petits que les champignons, quasiment rien ne pousse dans ce sol. Depuis 4 500 ans, les Inuits se sont adaptés à trouver tous les éléments vitaux à leur survie dans les différents animaux qu’ils chassent.

Groenland. Narval harponné depuis le kayak.
Groenland. Narval harponné depuis le kayak.

Au Groenland, la chasse est indispensable pour les villages les plus isolés, et si vous n’avez pas de revenu durable, vous serez dépendant de cette chasse traditionnelle. Bien sûr, les personnes qui ont un emploi à temps plein (magasin, école, banque, etc.) peuvent demander à obtenir des permis de chasse et de pêche partout au Groenland, avec toutefois une restriction forte sur les gibiers à chasser. Mais ils interfèrent beaucoup avec les chasseurs et les pêcheurs à plein temps, à cause du bruit des bateaux et de l’insouciance par rapport à l’éthique traditionnelle des chasseurs (ce qui se remarque aussi chez les nouvelles générations de chasseurs et de pêcheurs, malheureusement). 

Existe-t-il une « danisation » des populations locales groenlandaises ?

Groenland. Matia fabrique un kayak.
Groenland. Matia fabrique un kayak.

Depuis 1953, le Groenland est devenu une province du Danemark. Donc, pour obtenir l’indépendance économique vis-à-vis du Danemark, les Groenlandais des villes vont donner la priorité aux richesses du pays. Ils s’empressent de développer l’économie et les infrastructures et de centraliser la richesse et le développement dans les grandes villes afin de parvenir à une croissance économique que le reste du monde jugerait suffisante et dans laquelle il pourrait investir. Cette image du Groenland reflète la vision de la plupart des personnes qui vivent dans les grandes villes. Celles-ci se concentrent sur leur famille, leur bien-être. Il y a une concurrence pour les emplois et pour de meilleurs logements. Les entreprises et les personnes les plus riches se précipitent pour investir dans le plus grand nombre possible d’appartements, avant l’ouverture des lignes aériennes transatlantiques depuis Nuuk et Ilulissat. Pourtant, il y a tant de besoins non satisfaits dans le domaine de la santé et du logement, que ce soit pour les familles qui n’ont pas assez de revenus ou pour celles qui sont obligées de déménager dans des villes plus grandes parce qu’elles n’ont aucun moyen de gagner de l’argent dans les villes non investies. 

Il y a donc une lente centralisation forcée qui transforme les cultures de chasse traditionnelle en activités de loisirs dans les grandes villes. J’ai l’impression qu’une partie de l’âme de ces Groenlandais si fiers que j’ai rencontrés il y a quelques années se perd au profit de la vente aux plus offrants de l’expérience de la chasse en tant qu’entreprise plutôt que de la chasse en tant que nécessité de la vie, où l’on partage l’animal avec sa communauté.

À l’ère de la social-démocratie et du capitalisme qui s’entremêlent, on n’entend pas beaucoup de voix venant des petits villages où les chasseurs et leurs familles devraient avoir accès à une meilleure santé et aux moyens de développer leurs villages de manière autonome. 

Comment voyez-vous l’avenir de ces villages isolés ?

Groenland. Recherche de l'ours depuis le haut d'un iceberg.
Groenland. Recherche de l’ours depuis le haut d’un iceberg.


Le maintien de la vie dans les petits villages de l’Arctique passe par le maintien de la chasse. Je ne dirais pas que la chasse est utile en Arctique, elle est simplement indispensable !

Groenland. Dans leur kayak, les chasseurs attendent le passage des narvals afin de les harponner.

Sans la chasse traditionnelle en qajaq (kayak) et en qimusseq (traineau) dans les villages, il n’y aurait pas de villages du tout dans le nord du Groenland. Les Inuits du Nord-Ouest du Groenland ont toujours vécu en nomades, suivant les animaux et coordonnant la chasse saisonnière avec, bien sûr, l’aide de Sila, le temps (au sens de météo).

Propos recueillis par Brigitte Postel
Photos : Nicolas Dubreuil

1- Sedna, déesse de la nature pour les peuples de l’arctique, est une société créée pour travailler avec les populations autochtones et les scientifiques et organiser des expéditions qui ont du sens et répondent aux besoins des deux. https://sedna-explore.com/

2 – Aventurier des glaces, Nicolas Dubreuil, Michel Moutot, 2012, Ed. de la Martinière.

3 – AKAGO Ma vie au Groenland, Nicolas Dubreuil, Ismaël Khelifa, 2016, Ed. Robert Laffont.

4 – Charles Stépanoff est anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Il a notamment publié Voyager dans l’invisible (2019, 2022), Techniques chamaniques de l’imagination (2019, 2022) et L’Animal et la Mort (2021).