Les Marquisiens ont développé un habitat monumental et des sculptures bien spécifiques, les tikis. Plus de 700 sites archéologiques et légendaires ont été recensés dans l’archipel, et l’inventaire est très loin d’être achevé. Il témoigne d’une population polynésienne importante avant l’arrivée des Occidentaux, qui parvint à se maintenir malgré son isolement et à construire une culture originale unique.
L’archipel des Marquises a été « découvert » en 1595 par les Occidentaux, l’explorateur espagnol Alvaro Mendana de Neira les nommant alors « Islas de la Marquesa de Mendoça » en hommage à l’épouse du vice-roi du Pérou, Don García Hurtado de Mendoza, marquis de Cañete. La forme francisée est restée. Il faut attendre 1774 pour qu’il en soit à nouveau question quand James Cook y fait une courte halte.
C’est l’un des archipels les plus éloignés de tout continent, ce qui lui valut d’être atteint et peuplé tardivement, autour de 800 de notre ère, par des navigateurs austronésiens (1) venus de Polynésie occidentale. « Les Austronésiens, établis dans l’aire des Fiji-Tonga-Samoa, poursuivirent leur découverte du Pacifique en se dirigeant vers le soleil levant, expliquent Sophie-Dorothée Duron, Marie-Noëlle et Pierre Ottino-Garanger, auteurs de L’Océan marquisien. Ces peuples étaient des marins hors pair qui savaient lire la mer, comprendre le murmure des vents et interpréter le langage des étoiles. Cette direction, face aux alizés, leur assurait une sécurité de retour au cas où ils ne toucheraient pas de terres nouvelles. Revenir à son archipel de départ était alors plus aisé par vent arrière. » Les Marquises servent ensuite à leur tour de base pour de nouvelles explorations vers l’île de Pâques, Hawaï et la Nouvelle-Zélande, témoignant d’une civilisation qui considérait l’océan, non comme un obstacle en marge du monde continental, mais comme un univers à part entière.
Comment les Marquises ont été occupées ?
Dans ces îles montagneuses au relief très escarpé, avec ses hautes falaises, entaillées de vallées profondes et étroites, formant autant de territoires, les familles ont privilégié de s’installer plus à l’intérieur des terres par sécurité, même si le littoral et la basse vallée offraient souvent des espaces plus plats. Peu occupés car dangereux à bien des égards (risque de tsunamis ou d’effondrements de falaises, zones de combats et d’enlèvements intertribaux), les espaces littoraux formaient aussi une limite entre deux mondes, celui de la terre et de la mer, revêtant ainsi une dimension particulière. Le rivage marquait également la limite avec le monde des ancêtres, situé par-delà l’océan. C’est pourquoi seuls les pêcheurs (des hommes exclusivement) et les personnes ayant vocation à protéger ou à conduire des échanges y avaient en principe leurs résidences. Un habitat pouvait y être implanté (paepae ou upe selon les îles) mais de préférence sur les premières hauteurs et limité à un usage saisonnier. Dans les vallées s’implantaient les clans au sens large du terme. « Les aménagements du littoral, en fond de vallée, etc. étaient déterminés, en partie, par les contraintes liées aux besoins humains fondamentaux : se nourrir, trouver un abri, et par les croyances et les connaissances de ces “peuples de la mer” comme on a pu appeler les Polynésiens », souligne Pierre Ottino-Garanger, archéologue chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et expert ICOMOS. « Dans les aménagements allant du littoral à des espaces ombragés, frais et humides dans les terres, les ‘enata (habitants originels du groupe Sud) durent respecter à la fois les contraintes physiques et des traditions séculaires héritées d’une culture ancestrale reproduite à mesure de leur progression et de leur installation à travers le Pacifique « , explique l’ethno-archéologue Marie-Noëlle Ottino-Garanger qui mène des recherches sur le peuplement des Marquises. À l’adaptation aux contraintes naturelles s’ajouta une vision de la place de chacun, de chaque famille, selon son rôle dans la communauté. Sans oublier le grand nombre de tapu qui régissait leur vie sociale et religieuse. Leur univers était perçu comme fait de strates – les papa – : celles de l’au-delà, le monde des ancêtres, et celles du monde des vivants, de la société aussi, dont celles des papa haka’iki ou « classe des chefs » et papa tau’a « classe des prêtres ».
Des recherches menées depuis un siècle
Les premiers travaux archéologiques remontent aux années 1920 et sont l’œuvre de Ralph Linton du Bishop Museum d’Hawaï. Il inventorie de nombreux sites et structures de surface en s’appuyant sur la mémoire des Anciens. Son travail constitue toujours une base pour les archéologues. Puis une mission américaine conduite par Robert C. Suggs (Bayard Dominick Expedition) mène des fouilles de 1957 à 1958 sur la grande île de Nuku Hiva. D’autres pionniers viennent à partir des années 1960, tel Y. Sinoto (1979 Bishop Museum, Hawaii) qui travaille surtout sur l’île de Ua Huka. Il faut dire que, dans les années 60, l’archéologie exigeait la découverte d’artefacts que l’on exhumait pour étudier cette culture par des analyses effectuées à l’extérieur. Ces objets alimentaient les collections des musées, mais aussi des collections privées. Nombre d’objets étaient aussi donnés, vendus, échangés, volés, ce qui a rendu les habitants suspicieux à l’égard des « fouilleurs ».
L’intérêt pour les sites archéologiques apparut, au milieu des années 1980, avec l’affectation sur place d’un archéologue par l’IRD (Institut de recherche pour le développement). Le service de la culture et du patrimoine et l’université de la Polynésie française intervient également ponctuellement : Tamara Maric, Éric Conte, Guillaume Molle, Aymeric Hermann Maus, Melinda Allen, etc.. Leurs recherches s’attachent à préciser les questions de chronologies, à l’histoire du peuplement de l’archipel et des aménagements établis en fonction de l’environnement dont ces îliens étaient dépendants (le pétroglyphe du tohua Kamuihei découvert lors de travaux menés sur ce vaste centre communautaire par les Ottino-Garanger et les habitants de la vallée, est désormais le logo de la communauté de commune). Elles se doublent aujourd’hui d’un souci de sauvegarde et de leur mise en valeur avec l’aide des Marquisiens. Participant à la préservation de leur patrimoine archéologique, ils renouent ainsi avec leur passé et leurs traditions, mises à mal tant par les autorités religieuses que civiles durant plusieurs générations.
Ce renouveau culturel, qui a commencé à la fin des années 1970, s’exprime notamment lors du Festival des Arts des Marquises, le Matava’a o te henua ‘enana, par des danses traditionnelles, le tatouage qui occupe une place importante, l’art de sculpter toutes sortes de matières bois, pierre, os, etc. des chants ou dans l’art culinaire… Ces manifestations sont souvent l’occasion de redécouvrir et restaurer les sites anciens (dégagement de la végétation abondante qui interdit souvent une vision d’ensemble des structures) et d’affirmer une identité culturelle par la reconnaissance d’un patrimoine au sens plus large.
Un patrimoine garant de la culture marquisienne
« Le patrimoine apparaît comme le garant d’une authenticité marquisienne et polynésienne, et ce d’autant plus que dans ces sociétés de tradition orale, l’hémorragie démographique du début du XXe siècle et les perturbations dues au contact européen ont très rapidement bouleversé les repères traditionnels. Si la langue demeure le support quotidien de la spécificité de ces peuples, comme les modes de vie, les mentalités, les gestes et les techniques, elle est sensible à l’évolution du monde et se modifie avec lui. Seule demeure ancrée, tant qu’elle n’est pas bousculée, l’empreinte de cette ancienne culture sur des éléments persistants, comme les paysages et ces arbres marqueurs que sont les banians, ou les nombreuses traces inscrites dans le sol ou au moyen de la roche, ce basalte dense, omniprésent sur l’archipel. Ces banians au milieu des terrasses, ne sont pas un accident de la nature. Ce sont des éléments à part entière des sanctuaires. D’ailleurs, les racines, les troncs creux servaient à abriter les ossements des morts. C’est pourquoi on ne peut utiliser des pelleteuses pour les fouilles. Les pierres travaillées et les structures lithiques élaborées par les anciens participent de façon concrète et évidente à la mémoire collective ; elles constituent les supports mnémotechniques d’une culture qui cherche à présent à travers ses propres empreintes à préserver sa mémoire, son originalité et son histoire », révèle Pierre Ottino-Garanger.
Une structure lithique marquisienne : le paepae
Les habitants actuels (une population autour de 9 000 personnes par rapport à plus de 100 000 au XVIIIème) n’occupent plus que quelques vallées mais les vestiges d’aménagements, souvent impressionnants, couvrent toujours ces îles. Ils participent à leur originalité et à leur beauté. Une part sont d’anciens me’ae, c’est-à-dire des lieux sacrés inscrits dans un environnement naturel, à l’écart et en hauteur pour les plus tapu. L’habitat, fait de matières végétales, reposait quant à lui sur une plateforme lithique pavée rectangulaire, le paepae. Le plus important, celui du chef Heato à Ua Pou mesure 40 m sur 12 et 3 m de hauteur. Il comprend 3 niveaux avec des dalles posées sur champ et plusieurs ornées de bas-reliefs, quelques-unes atteignant 3 m de long… Quant à l’ensemble il représente quelque 2 000 m3 de roche de basalte, apportés sans autre aide que la force humaine. Aujourd’hui les termes de paepae ou upe désignent indifféremment toute plate-forme quadrangulaire érigée sur le sol, portant un bâti sur sa partie arrière, le ha’e (ou fa’e). Autres aménagements remarquables les tohua ou taha koika (ou koina), formant de grands espaces de 60 à 120 m de long (et même 140 et 155 m de long pour des tohua de Hatiheu comme Tahakia. Propres à l’archipel, ils étaient entourés de gradins et de bâtiments permettant d’accueillir des centaines d’hôtes lors de fêtes et cérémonies (pour des fêtes de présentation des jeunes à leurs premiers tatouages, pour des cérémonies de deuil ou le choix d’un nouveau chef, etc.), mais aussi de rochers gravés ou tikis (figures anthropomorphes) qui, pour certaines, remonteraient au XVe siècle, même s’il est difficile de les dater avec précision.
En pierre ou en bois, ces tikis atteignaient des dimensions impressionnantes (2 m et plus) à la veille du » contact « . Souvent enfouis sous la végétation, ces vestiges sont relativement mieux conservés dans les vallées inhabitées comme à Haka’ohoka, situé au sud-est de Ua Pou, une des trois îles septentrionales de l’archipel des Marquises, sur l’île de Hiva Oa, dans le groupe sud qui recèle nombre de tikis et un centre cérémoniel majeur, Lipona à Puamau, le plus imposant de Polynésie par ses plus grands tikis connus en dehors de l’île de Pâques, ou encore Paeke dans la vallée de Taipivai sur l’île de Nuku Hiva.
« Dans ces îles éloignées, comme sans doute en bien d’autres endroits isolés dont les cultures ont été maltraitées par le temps et l’histoire, l’archéologie est une respiration. Ce souffle est une nécessité, autant culturelle qu’économique, assurant le lien entre passé, présent et avenir, tout en participant à la cohésion sociale et intergénérationnelle », conclut Pierre Ottino-Garanger.
Henua ou Fenua ‘Enana : la Terre des Hommes
Ultime terre du Pacifique en naviguant vers l’est, les Marquises s’étirent sur 350 km et sont situées à 1 500 km de Tahiti. Elles sont constituées d’une douzaine d’îles, d’une superficie comprise entre 0,25 km² et 340 km² ; les terres émergées représentent au total 1 050 km², réparties sur environ 700 000 km² d’espace maritime. Nées d’un volcanisme récent, ces îles ont des vallées délimitées par un relief accentué qui a permis aux habitants d’y définir leurs différents territoires (fenua au sud, henua au nord). Seules six sont habitées et rassemblent environ 10 000 habitants. Car les Marquisiens ont bien failli disparaître : en 1920, après le passage des Espagnols, des Portugais, des Anglais, des Russes, des baleiniers et des Français, ils n’étaient plus que 2 000. Malgré une dépopulation massive, provoquée par le contact avec les Occidentaux, porteurs de virus méconnus pour les Océaniens, l’introduction des armes à feu, les famines, les Marquisiens ont sauvegardé l’essentiel de leurs traditions et valeurs culturelles.
Tapu et tabou
Tapu, ce mot polynésien signifie « défendu » et revêt une connotation sacrée. Il peut concerner des objets, des personnes, des actions devant être évités pour ne pas déclencher la colère des dieux ou la souillure de celui qui transgresse. James Cook a rapporté le mot en Angleterre après ses expéditions dans le Pacifique Sud. Freud dans son ouvrage Totem et Tabou vulgarise l’expression et les ethnologues en font un terme générique pour signifier ce qui est frappé d’interdit. De nombreux tapu régissaient la société marquisienne et certains perdurent encore explique Pierre Ottino-Garanger : » C’est probablement l’un des archipels polynésiens où ce système fut le plus développé. Il réglementait la vie de tous, au sens de nos lois d’une certaine façon. Il délimitait ce qui était autorisé, ou faisable, de ce qui ne l’était pas. Et plaçait sous la protection d’interdits, la pêche, les récoltes, la consommation de plantes et d’aliments, dans un contexte où ces gens n’avaient qu’eux-mêmes sur qui compter. Il évitait ainsi les abus, mais les tapu pouvaient eux-mêmes devenir source d’abus. Les interdits en vinrent apparemment à se multiplier à l’extrême « . Certains lieux étaient également tapu, en particulier les me’ae, sites religieux sacrés, accessibles uniquement aux prêtres et à leurs assistants. Encore aujourd’hui, les Marquisiens n’y pénètrent pas. D’autres territoires – lignes de crêtes, lits des torrents, banians et leur ombre – pouvaient aussi être tapu en raison de leur vocation défensive, protectrice, ou funéraire.
Îles Marquises : Récits des origines
L’un de ces récits rapporte qu’autrefois se dressait, au sud de Hiva Oa, un arbre immense sur lequel vivaient tous les oiseaux du Fenua ‘enata. Ils y trouvaient refuge et nourriture. Puis l’arbre majestueux s’effondra et ses branches gigantesques tombèrent sur les îles. Chacune fut ainsi peuplée d’un oiseau particulier qui donna naissance à une population propre, issue du tumu, le tronc originel des Tiu (le clan souche, ati tumu). Ce nom, tiu, évoque les alizés soufflant de novembre à avril en provenance du nord-est. Ces vents dominants indiquèrent la position de l’archipel pour les navigateurs venant du sud-ouest.
La mer et les femmes
La mer était un espace traditionnel d’activités masculines. Les femmes, quant à elles, fréquentaient le littoral, en quête de coquillages, d’algues et de poissons de roches. Elles ne pouvaient se déplacer en mer que si certains tapu étaient levés. Il leur était interdit de monter dans une pirogue, ou même de la toucher, et ce, jusque dans les années 1980. La femme était concernée par les tapu, liés au sang menstruel.
1 – Les Austronésiens appartiennent à une famille de langues dont le domaine s’étend de Taïwan à la Nouvelle Zélande et de Madagascar à l’Île de Pâques, excepté l’Australie et une partie de la Nouvelle-Guinée.
À noter que le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco lors de sa quarante-sixième session de juillet 2024 vient de décider à l’unanimité d’inscrire Te Henua Enata – les îles Marquises au patrimoine mondial de l’Unesco.
Office de tourisme des Marquises
Texte : Brigitte Postel
Photos : Brigitte Postel sauf mention
Photos d’ouverture : Île de Nuku Hiva. B. Postel