Sur cette terre mythique dont le nom résonne comme une sensuelle invitation à découvrir les six îles habitées sur les treize qui composent l’archipel des Marquises, une poignée d’hommes et de femmes tentent de renouer avec un passé enfoui sous la végétation exubérante, gravé sur la pierre ou la peau, ou tapi au plus profond de la mémoire collective. Des fouilles anciennes y ont confirmé une présence humaine vieille de plus d’un millénaire. Aujourd’hui, les Marquisiens essayent de retrouver et de protéger leur patrimoine, mais les moyens font défaut.

L’archipel des Marquises a été découvert en 1595 par l’explorateur espagnol Alvaro Mendana de Neira, qui les nomma Las Marquesas de Mendoza en hommage à l’épouse du vice-roi du Pérou, Don García Hurtado de Mendoza, Marquis de Cañete, voulant ainsi montrer sa gratitude pour l’aide qu’il lui avait apportée pour lancer cette expédition. La forme francisée est restée.

C’est l’un des archipels les plus éloignés de tout continent, ce qui lui valut d’être atteint et peuplé très tardivement par des navigateurs austronésiens venant de Polynésie occidentale. Ultime terre du Pacifique en naviguant vers l’est, les Marquises s’étirent sur 350 km et sont situées à 1 500 km de Tahiti. Nées d’un volcanisme récent, ces îles ont des vallées délimitées par un relief accentué qui a permis aux habitants d’y définir leurs différents territoires (fenua au sud, henua au nord).

L’île de Ua Pou est reconnaissable à ses « flèches volcaniques semblables à des clochers d’église », comme le note Robert Louis Stevenson en 1888.

Ua Pou offre un relief de hautes crêtes acérées sur lesquelles s’accrochent les nuages, et qui découpent de profondes vallées où se réfugièrent les premiers habitants vers 800 apr. J-C., la date du premier peuplement étant encore discutée par les archéologues. Les insulaires de cette époque connaissent la poterie, comme les habitants des îles Samoa et Tonga. Les données archéologiques et linguistiques les plus récentes tendent d’ailleurs à y situer l’origine du peuplement marquisien, soit à quelque 2 000 milles de l’archipel des Marquises.
Les habitations, de bois et de branchages, reposent sur une base de pavages rectangulaires, le pa’epa’e. Encore maintenant, les Marquisiens disent : « on quitte le pavé » quand ils s’éloignent de leur terre.

 Maison commune sur l’île d’Hiva Oa à Atuona. C’est sur cette île que Paul Gauguin, peintre s'installe en 1901 dans sa Maison du Jouir.
Maison commune sur l’île d’Hiva Oa à Atuona. C’est sur cette île que Paul Gauguin, peintre s’installe en 1901 dans sa Maison du Jouir.

Dans ces vallées s’établissent les premières familles « Les aménagements du littoral, en fond de vallée, étaient déterminés, en partie, par les contraintes liées aux besoins humains fondamentaux : se nourrir, trouver un abri, et par les croyances et les connaissances de ces peuples de la mer comme on a pu appeler les Polynésiens », souligne Pierre Ottino, archéologue et chercheur à l’Institut de recherche pour le développement.
C’est encore dans ces vallées – espaces médians surtout – qu’aujourd’hui, les archéologues concentrent leurs recherches.

Vue sur l’île de Hua Huka en arrivant par bateau.
Vue sur l’île de Hua Huka en arrivant par bateau.

Les premiers travaux archéologiques remontent aux années 1920, et sont l’œuvre de Ralph Linton. Il inventorie de nombreux sites et structures de surface en s’appuyant sur la mémoire des Anciens. Son travail constitue toujours une base pour les archéologues. Puis une mission américaine conduite par Robert C. Suggs mène des fouilles de 1957 à 1958 sur la grande île de Nuku Hiva. D’autres pionniers viennent à partir des années 1960, tel Y. Sinoto (1979) qui travaille sur l’île de Ua Huka, la plus petite île des Marquises du Nord. Leurs recherches s’attachent à l’histoire du peuplement de l’archipel et au passé matériel et environnemental des îliens. Toujours d’actualité, elles se doublent aujourd’hui d’une archéologie des structures de surface et de leur mise en valeur avec l’aide des populations locales.

Hiva Oa : Ensemble cérémoniel Tohua Upeke

Des temps pré-européens subsistent de très nombreuses structures lithiques : pa’epa’e (plates-formes), tohua (place de cérémonies et espace de danses), me’ae (ensembles religieux) et tiki, statues anthropomorphes sculptées vers le XVe siècle. Souvent enfouies sous la végétation, elles sont relativement mieux conservées dans les vallées inhabitées depuis l’époque européenne comme sur l’île de Hiva Oa qui abrite le grand centre cérémoniel Upeke. Il s’étend sur plus de 3 ha et est composé d’un grand tohua entouré de pa’epa’e et de deux me’ae. Ce site a été relevé par Ralph Linton en 1925, puis restauré en 1991 par le Département Archéologie de Tahiti.

Tohua du centre Upeke sur l’île de Hiva Oa. Longue de plus de 50 m, la cour du tohua comprend à une de ses extrémités le pa’epa’e réservé aux prêtres et à l’autre la plate-forme de sacrifice : le tuu.
Tohua du centre Upeke sur l’île de Hiva Oa. Longue de plus de 50 m, la cour du tohua comprend à une de ses extrémités le pa’epa’e réservé aux prêtres et à l’autre la plate-forme de sacrifice : le tuu.
 Vestiges d’occupation humaine, le pa’epa’e est un terme vernaculaire qui désigne une fondation lithique, de forme rectangulaire et surélevée du sol. Elle portait autrefois, sur une partie de sa surface, une construction en matériaux périssables (bois, branches de palmier…) et abritait une ou plusieurs personnes pour des activités diverses. Le pa’epa’e ou upe désigne aujourd’hui indifféremment toute plate-forme de pierre, qu’elle ait ou non supporté une structure d’habitation.
Vestiges d’occupation humaine, le pa’epa’e est un terme vernaculaire qui désigne une fondation lithique, de forme rectangulaire et surélevée du sol. Elle portait autrefois, sur une partie de sa surface, une construction en matériaux périssables (bois, branches de palmier…) et abritait une ou plusieurs personnes pour des activités diverses. Le pa’epa’e ou upe désigne aujourd’hui indifféremment toute plate-forme de pierre, qu’elle ait ou non supporté une structure d’habitation.
Dans la partie nord du site Upeke, une petite plate-forme surélevée supporte un grand tiki de pierre grise, un bloc rocheux de 1,20 m dont seule la partie frontale est sculptée. Il s’agirait d’une pierre d’autel sur laquelle les victimes sacrifiées étaient placées après avoir été tuées sur le tohua puis portées jusqu’au me’ae.
Dans la partie nord du site Upeke, une petite plate-forme surélevée supporte un grand tiki de pierre grise, un bloc rocheux de 1,20 m dont seule la partie frontale est sculptée. Il s’agirait d’une pierre d’autel sur laquelle les victimes sacrifiées étaient placées après avoir été tuées sur le tohua puis portées jusqu’au me’ae.
 Située en-dessous de la pierre d’autel, on remarque une tête arrondie, irrégulière taillée dans une pierre volcanique noire et poreuse. Cette tête est considérée comme tapu.
Située en-dessous de la pierre d’autel, on remarque une tête arrondie, irrégulière taillée dans une pierre volcanique noire et poreuse. Cette tête est considérée comme tapu.

Hiva Oa : les tiki de Puamau

Sur le site archéologique du me’ae Lipona, dans la vallée de Puamau, à l’extrémité nord-est de l’île de Hiva Oa, on trouve les plus grands tiki connus en dehors de l’île de Pâques. Ce site exceptionnel d’un peu moins d’un hectare compte à la fois des plateformes lithiques, cinq tiki en relativement bon état de conservation malgré les lichens et algues qui les recouvrent et neuf têtes sculptées (dont une se trouve à Berlin depuis la fin du XXème siècle). Le site a été relevé pour la première fois en 1897 par Karl Von den Steinen, du Musée de Berlin. Et restauré par l’archéologue Pierre Ottino en 1991. Ces tiki sculptés dans du tuf volcanique, un basalte qui s’altère, sont désormais protégés des éléments par des abris construits de manière traditionnelle.

Hiva Oa, vue du me’ae Lipona.
Hiva Oa, vue du me’ae Lipona.
Le tiki Takaii (2,57m) est le plus grand de Polynésie française. Chef et grand guerrier réputé pour sa force, la tradition veut qu'il ait vécu il y a cinq à six générations.
Le tiki Takaii (2,57m) est le plus grand de Polynésie française. Chef et grand guerrier réputé pour sa force, la tradition veut qu’il ait vécu il y a cinq à six générations.


Tiki Maki Taua Pepe. Cette exceptionnelle représentation de tiki couché fut excécutée, avec un soin remarquable dans un tuf gris clair. Initialement trouvée sur le dos, cette statue représente une femme en train d’accoucher.
Tiki Maki Taua Pepe. Cette exceptionnelle représentation de tiki couché fut excécutée, avec un soin remarquable dans un tuf gris clair. Initialement trouvée sur le dos, cette statue représente une femme en train d’accoucher.
 Le tiki Fau Poe est représenté assis avec les jambes écartées. Sans doute de sexe féminin, cette statue évoquerait l’épouse de Takaii.
Le tiki Fau Poe est représenté assis avec les jambes écartées. Sans doute de sexe féminin, cette statue évoquerait l’épouse de Takaii.
Une des neuf têtes trouvées sur le me’ae Lipona.
Une des neuf têtes trouvées sur le me’ae Lipona.

Outre la préservation de leur patrimoine archéologique, les Marquisiens renouent avec leur passé et leurs traditions, mises à mal tant par les autorités religieuses que civiles pendant plusieurs siècles. Ce renouveau culturel, qui commence à la fin des années 1970, s’exprime notamment lors du Festival des Arts des Marquises par des danses traditionnelles, des concours de tatouages, des sculptures, des chants, l’art culinaire…
Ces manifestations sont l’occasion pour la population de redécouvrir et restaurer les sites anciens (dégagement de la végétation abondante qui interdit souvent une vision d’ensemble des structures, remise en place des parties éboulées, reconstitution de cases etc.) tout en créant un lien entre les générations.

Tapu et Tabou

Île de Nuku Hiva, Hatiheu, grand banyan sacré dans lequel on a retrouvé des crânes et considéré comme tapu.
Île de Nuku Hiva, Hatiheu, grand banyan sacré dans lequel on a retrouvé des crânes et considéré comme tapu.

Tapu : ce mot polynésien signifie défendu et revêt une connotation sacrée. Le tapu peut concerner des objets, des personnes, des actions devant être évités pour ne pas déclencher la colère des dieux ou la souillure de celui qui le transgresse. James Cook a rapporté le mot en Angleterre après ses expéditions dans le Pacifique Sud. Freud dans son ouvrage Totem et Tabou vulgarisera l’expression et les ethnologues en feront un terme générique pour signifier ce qui est frappé d’interdit.
De nombreux tapu régissaient la société marquisienne et certains perdurent encore, explique Pierre Ottino : « Ce fut probablement l’un des archipels polynésiens où ce système fut le plus développé. Il réglementait la vie de tous, au sens de nos lois d’une certaine façon. Il délimitait ce qui était autorisé, ou faisable, de ce qui ne l’était pas. Il plaçait sous la protection d’interdits, la pêche, les récoltes, la consommation de plantes et d’aliments, dans un contexte où ces gens n’avaient qu’eux-mêmes sur qui compter. Il évitait ainsi les abus, mais les tapu pouvaient eux-mêmes devenir source d’abus. La vie des femmes, leurs déplacements, leur vie quotidienne, leur alimentation, etc. s’en trouvait terriblement compliquée. Les interdits en vinrent apparemment à se multiplier à l’extrême. Ces “lois”, en quelque sorte, se sont accumulées pour toutes les raisons possibles dont l’abus de pouvoir, la protection de milieux privilégiés, etc. Des situations que l’on peut parfaitement reconnaître ailleurs. »
Certains lieux étaient également tapu, en particulier les me’ae, sites religieux considérés comme sacrés, accessibles uniquement aux prêtres et à ses assistants. Encore aujourd’hui, les Marquisiens ne pénètrent pas sur ces aires. D’autres territoires – lignes de crêtes, lits des torrents, banians et leur ombre – pouvaient aussi être tapu parce qu’ils avaient une vocation défensive, protectrice, ou funéraire.

Texte et Photos : Brigitte Postel

Y aller
Air Tahiti Nui relie jusqu’à 7 fois par semaine Paris à Papeete (Tahiti) via Los Angeles en 20 heures de vol, au départ de l’aéroport Roissy – CDG. Vols à partir de 1 269 € TTC par personne.
www.airtahitinui.com

Lire : Pierre OTTINO-GARANGER, 2006, Archéologie chez les Taïpi, Hatiheu, un projet partagé aux îles Marquises, Éd. Au vent des îles (Tahiti) et IRD Éd.