Sur cette terre mythique dont le nom résonne comme une sensuelle invitation à découvrir les six îles habitées sur les treize qui composent l’archipel des Marquises, une poignée d’hommes et de femmes tentent de renouer avec un passé enfoui sous la végétation exubérante, gravé sur la pierre ou la peau, ou tapi au plus profond de la mémoire collective. Des fouilles anciennes y ont confirmé une présence humaine vieille de plus d’un millénaire. Aujourd’hui, les Marquisiens essayent de retrouver et de protéger leur patrimoine, mais les moyens font défaut.
L’archipel des Marquises a été découvert en 1595 par l’explorateur espagnol Alvaro Mendana de Neira, qui les nomma Las Marquesas de Mendoza en hommage à l’épouse du vice-roi du Pérou, Don García Hurtado de Mendoza, Marquis de Cañete, voulant ainsi montrer sa gratitude pour l’aide qu’il lui avait apportée pour lancer cette expédition. La forme francisée est restée.
C’est l’un des archipels les plus éloignés de tout continent, ce qui lui valut d’être atteint et peuplé très tardivement par des navigateurs austronésiens venant de Polynésie occidentale. Ultime terre du Pacifique en naviguant vers l’est, les Marquises s’étirent sur 350 km et sont situées à 1 500 km de Tahiti. Nées d’un volcanisme récent, ces îles ont des vallées délimitées par un relief accentué qui a permis aux habitants d’y définir leurs différents territoires (fenua au sud, henua au nord).
Ua Pou offre un relief de hautes crêtes acérées sur lesquelles s’accrochent les nuages, et qui découpent de profondes vallées où se réfugièrent les premiers habitants vers 800 apr. J-C., la date du premier peuplement étant encore discutée par les archéologues. Les insulaires de cette époque connaissent la poterie, comme les habitants des îles Samoa et Tonga. Les données archéologiques et linguistiques les plus récentes tendent d’ailleurs à y situer l’origine du peuplement marquisien, soit à quelque 2 000 milles de l’archipel des Marquises.
Les habitations, de bois et de branchages, reposent sur une base de pavages rectangulaires, le pa’epa’e. Encore maintenant, les Marquisiens disent : « on quitte le pavé » quand ils s’éloignent de leur terre.
Dans ces vallées s’établissent les premières familles « Les aménagements du littoral, en fond de vallée, étaient déterminés, en partie, par les contraintes liées aux besoins humains fondamentaux : se nourrir, trouver un abri, et par les croyances et les connaissances de ces peuples de la mer comme on a pu appeler les Polynésiens », souligne Pierre Ottino, archéologue et chercheur à l’Institut de recherche pour le développement.
C’est encore dans ces vallées – espaces médians surtout – qu’aujourd’hui, les archéologues concentrent leurs recherches.
Les premiers travaux archéologiques remontent aux années 1920, et sont l’œuvre de Ralph Linton. Il inventorie de nombreux sites et structures de surface en s’appuyant sur la mémoire des Anciens. Son travail constitue toujours une base pour les archéologues. Puis une mission américaine conduite par Robert C. Suggs mène des fouilles de 1957 à 1958 sur la grande île de Nuku Hiva. D’autres pionniers viennent à partir des années 1960, tel Y. Sinoto (1979) qui travaille sur l’île de Ua Huka, la plus petite île des Marquises du Nord. Leurs recherches s’attachent à l’histoire du peuplement de l’archipel et au passé matériel et environnemental des îliens. Toujours d’actualité, elles se doublent aujourd’hui d’une archéologie des structures de surface et de leur mise en valeur avec l’aide des populations locales.
Hiva Oa : Ensemble cérémoniel Tohua Upeke
Des temps pré-européens subsistent de très nombreuses structures lithiques : pa’epa’e (plates-formes), tohua (place de cérémonies et espace de danses), me’ae (ensembles religieux) et tiki, statues anthropomorphes sculptées vers le XVe siècle. Souvent enfouies sous la végétation, elles sont relativement mieux conservées dans les vallées inhabitées depuis l’époque européenne comme sur l’île de Hiva Oa qui abrite le grand centre cérémoniel Upeke. Il s’étend sur plus de 3 ha et est composé d’un grand tohua entouré de pa’epa’e et de deux me’ae. Ce site a été relevé par Ralph Linton en 1925, puis restauré en 1991 par le Département Archéologie de Tahiti.
Hiva Oa : les tiki de Puamau
Sur le site archéologique du me’ae Lipona, dans la vallée de Puamau, à l’extrémité nord-est de l’île de Hiva Oa, on trouve les plus grands tiki connus en dehors de l’île de Pâques. Ce site exceptionnel d’un peu moins d’un hectare compte à la fois des plateformes lithiques, cinq tiki en relativement bon état de conservation malgré les lichens et algues qui les recouvrent et neuf têtes sculptées (dont une se trouve à Berlin depuis la fin du XXème siècle). Le site a été relevé pour la première fois en 1897 par Karl Von den Steinen, du Musée de Berlin. Et restauré par l’archéologue Pierre Ottino en 1991. Ces tiki sculptés dans du tuf volcanique, un basalte qui s’altère, sont désormais protégés des éléments par des abris construits de manière traditionnelle.
Outre la préservation de leur patrimoine archéologique, les Marquisiens renouent avec leur passé et leurs traditions, mises à mal tant par les autorités religieuses que civiles pendant plusieurs siècles. Ce renouveau culturel, qui commence à la fin des années 1970, s’exprime notamment lors du Festival des Arts des Marquises par des danses traditionnelles, des concours de tatouages, des sculptures, des chants, l’art culinaire…
Ces manifestations sont l’occasion pour la population de redécouvrir et restaurer les sites anciens (dégagement de la végétation abondante qui interdit souvent une vision d’ensemble des structures, remise en place des parties éboulées, reconstitution de cases etc.) tout en créant un lien entre les générations.
Tapu et Tabou
Tapu : ce mot polynésien signifie défendu et revêt une connotation sacrée. Le tapu peut concerner des objets, des personnes, des actions devant être évités pour ne pas déclencher la colère des dieux ou la souillure de celui qui le transgresse. James Cook a rapporté le mot en Angleterre après ses expéditions dans le Pacifique Sud. Freud dans son ouvrage Totem et Tabou vulgarisera l’expression et les ethnologues en feront un terme générique pour signifier ce qui est frappé d’interdit.
De nombreux tapu régissaient la société marquisienne et certains perdurent encore, explique Pierre Ottino : « Ce fut probablement l’un des archipels polynésiens où ce système fut le plus développé. Il réglementait la vie de tous, au sens de nos lois d’une certaine façon. Il délimitait ce qui était autorisé, ou faisable, de ce qui ne l’était pas. Il plaçait sous la protection d’interdits, la pêche, les récoltes, la consommation de plantes et d’aliments, dans un contexte où ces gens n’avaient qu’eux-mêmes sur qui compter. Il évitait ainsi les abus, mais les tapu pouvaient eux-mêmes devenir source d’abus. La vie des femmes, leurs déplacements, leur vie quotidienne, leur alimentation, etc. s’en trouvait terriblement compliquée. Les interdits en vinrent apparemment à se multiplier à l’extrême. Ces “lois”, en quelque sorte, se sont accumulées pour toutes les raisons possibles dont l’abus de pouvoir, la protection de milieux privilégiés, etc. Des situations que l’on peut parfaitement reconnaître ailleurs. »
Certains lieux étaient également tapu, en particulier les me’ae, sites religieux considérés comme sacrés, accessibles uniquement aux prêtres et à ses assistants. Encore aujourd’hui, les Marquisiens ne pénètrent pas sur ces aires. D’autres territoires – lignes de crêtes, lits des torrents, banians et leur ombre – pouvaient aussi être tapu parce qu’ils avaient une vocation défensive, protectrice, ou funéraire.
Texte et Photos : Brigitte Postel
Y aller
Air Tahiti Nui relie jusqu’à 7 fois par semaine Paris à Papeete (Tahiti) via Los Angeles en 20 heures de vol, au départ de l’aéroport Roissy – CDG. Vols à partir de 1 269 € TTC par personne.
www.airtahitinui.com
Lire : Pierre OTTINO-GARANGER, 2006, Archéologie chez les Taïpi, Hatiheu, un projet partagé aux îles Marquises, Éd. Au vent des îles (Tahiti) et IRD Éd.