Yves Coppens

Paléontologue, professeur au Collège de France, Yves Coppens s’est éteint le 22 juin 2022. Indissociablement lié à Lucy, une petite australopithèque âgée de 3,2 millions d’années, découverte en 1974 en Ethiopie lors d’une mission internationale qu’il codirigeait avec l’Américain Donald Johanson et le géologue français Maurice Taieb, Yves Coppens était une figure majeure de la paléontologie. Nous l’avons rencontré en 2007.

Que savons-nous aujourd’hui des origines de l’homme ?

La problématique des origines se pose surtout à partir de la séparation entre les grands singes et les pré-humains qui se situe il y a environ 10 millions d’années.
Deux lignées se dissocient : les paninés et les homininés. La lignée des paninés nous questionne car il semble bien qu’il existe un ancêtre commun à ces deux lignées. Mais nous n’avons pas de représentant de cette dernière. Certains auteurs se demandent si certains paninés n’auraient pas été mal identifiés et classés à tort comme homininés. Il nous manque des préchimpanzés ou paninae fossiles. Mais il est vrai que les terrains – et les fossiles- en zone humide sont moins faciles à fouiller qu’en zone sèche.

Pendant une longue période, pré-humains et humains se sont côtoyés
Concernant la lignée des homininés, les travaux que nous avons menés montrent un développement en « bouquet », c’est-à-dire une floraison de formes, des pré-humains qui ont vécu de 10 à 1 million d’années et ensuite des humains, de 3 millions d’années à aujourd’hui. Il existe une période assez longue pendant laquelle pré-humains et humains se sont côtoyés.Certains de ces homininés pourraient être des ancêtres de l’homme plus ou moins acceptables : Australopithecus anamensis ou Kenyanthropus, ou encore Australopithecus bahrelghazali appelé familièrement Abel. Mais bien des incertitudes subsistent.
Ce dont nous sommes sûrs, cependant, et que j’affirme depuis 1975, timidement d’abord et avec force et vigueur maintenant, c’est que l’homme est né d’un changement climatique.

L’évènement de l'(H)Omo
Comme c’est dans la vallée de l’Omo, au sud de l’Ethiopie, que j’ai mis pour la première fois en lumière en 1975 le rapport entre la naissance de l’homme et le coup de sec de trois millions d’années, j’ai appelé cela d’un mauvais jeu de mot : l’évènement de l’(H)Omo. Je peux le prétendre car j’ai travaillé pendant 10 ans en Afrique de l’Est, dans des couches géologiques qui m’ont révélé que ce changement majeur de climat (d’humide à sec) a affecté une centaine d’espèces différentes. Ces espèces vont, toutes en même temps, se transformer pour s’adapter à la vie dans un milieu plus sec et adopter une alimentation riche en en graminées et moins à base de feuilles. C’est à ce moment que le préhumain, qui marchait et grimpait, se met uniquement à marcher. Son cerveau croit en volume de manière impressionnante. Et il devient omnivore. Il s’agit, ni plus ni moins, de l’apparition du genre Homo, c’est-à-dire de l’homme (chargé de sa seule définition biologique).
Ensuite, à partir de son berceau tropical et africain, cet homme va se déployer très vite sur les autres continents.

Selon l’idée darwinienne, certains individus subiraient des mutations génétiques et cette nouvelle espèce s’imposerait. Est-ce que l’humain s’adapte à tout prix ? Et peut-il disparaître comme l’ont fait d’autres espèces ?

Bien sûr qu’il peut disparaître ; c’est arrivé à d’autres espèces. Mais l’histoire de son évolution nous montre qu’il s’est adapté. Tous les êtres vivants s’adaptent. Ainsi les insectes avec des ailes en forme de feuilles sont une des multiples preuves de la capacité extraordinaire d’adaptation du vivant. Pendant les dix années où j’ai travaillé en Ethiopie, j’ai vu cent espèces se transformer dans le bon sens, dans le sens adéquat pour leur survie, c’est-à-dire de leur adaptation à l’environnement qui s’assèche. Et c’est pour cette raison que j’ai parfois contré les généticiens, ceux-ci affirmant que les mutations apparaissent de manière aléatoire, car mon expérience va à l’encontre de ces propos.

Les 50 tonnes d’os que j’ai collectés en Ethiopie montrent que toutes les bêtes évoluent dans le bon sens de l’adaptabilité. J’ai alors supposé qu’il existait des gènes capables de recevoir l’information du milieu, donc du changement climatique, et susceptibles de transmettre cette information et de transformer la descendance dans le sens approprié quand le besoin s’en faisait sentir. Mais c’était trop naïf pour être vrai. Christian de Duwe – biochimiste – prix Nobel de médecine en 1974 – s’est heurté au même problème : les mutations seraient bien dues au hasard (ce que corrobore la génétique), mais se seraient conservées et auraient été utilisées de manière adéquate par le vivant. Il est à noter que cette adaptabilité est valable tant que l’homme fait partie de l’écosystème.  À ce moment-là, il y a trois millions d’années, l’homme n’avait pas le choix : il a subi le changement climatique.

Mais l’apparition de l’outil fait que la situation de l’homme va changer. Il va devenir aussi culturel au lieu de n’être que naturel. Et peu à peu son statut va se transformer au profit d’un homme qui ne va plus subir mais tenter de conquérir la nature. Ainsi, au début du néolithique, il y a douze mille ans, la dernière glaciation s’achève entraînant une remontée des eaux et l’installation d’un climat tempéré. Les graminées croissent de mieux en mieux et l’homme s’arrête pour les cueillir. C’est au Proche-Orient qu’i le fait. Là, il se sédentarise et invente l’agriculture, l’élevage… C’est le début de l’économie de production.

Ceci est un exemple de changement climatique que l’homme a parfaitement dominé. Physiquement, il ne change pas, il demeure Homo sapiens. La prépondérance de l’acquis sur l’inné est alors très visible. Mais cette bascule de l’acquis sur l’inné a eu lieu antérieurement. C’est ce que j’ai nommé le « reverse point », ce moment où la culture prend le dessus que je situe il y a environ 100 000 ans.

Comment expliquez-vous le ralentissement de l’évolution biologique ?

Par l’évolution de la culture. La culture, c’est la connaissance, et la connaissance c’est la liberté et la responsabilité en même temps. Cet envol de la culture a permis de libérer le corps et de trouver des parades à l’agressivité environnementale, et ceci demeure valable jusqu’à ce qu’un jour, peut-être, on ne puisse pas en trouver. Par exemple, on voit arriver des météorites, mais on n’a pas encore la capacité de les dévier.
Malheureusement, l’homme ne dispose pas de parades pour tout. Il existe ainsi aujourd’hui des maladies émergentes pour lesquelles nous n’avons pas de traitement. Mais il faut faire confiance à la science et au génie de l’homme qui maîtrisera peut-être un jour la tectonique des plaques, les chutes de météorites ou encore les agressions virales…

Comment envisagez-vous l’évolution de l’homme ?

Je vois son évolution se poursuivre, comme elle s’est développée de la matière inerte à la matière vivante et de la matière vivante à la matière pensante. Je peux espérer que la matière pensante pourra s’imposer et que c’est elle qui poursuivra son existence.

Cette histoire au cours de 15 derniers milliards d’années n’ayant été que progressive, il me semble qu’il peut en être de même pour son futur. On peut espérer que l’humanité se développera dans le sens d’une humanité surpensante ou « mieux pensante ». En tout cas que l’on accède à un autre niveau de compréhension afin qu’advienne une humanité plus tolérante et plus ambitieuse qui parviendra, peut-être, à prévoir certains évènements géologiques ou cosmiques malgré leur caractère aléatoire.

Nous devons aujourd’hui composer avec l’impact de l’homme sur la nature, ce qui n’existait pas dans le passé. Quel est votre regard sur l’avenir ?

Depuis le XIXe siècle, le développement de la démographie et de la technologie a fait que la conquête de l’environnement, débutée il y a trois millions d’années, s’est accentuée au point qu’on y est allé très fort, en même temps d’ailleurs que l’on prenait conscience des limites de notre planète. La moitié des paysages terrestres sont aujourd’hui marqués par l’homme.
Il existe bien une certaine inertie actuellement face aux questions environnementales, mais j’ai bon espoir que les choses bougent.

Au fil des trois millions d’années de la Préhistoire que j’ai étudiée, j’ai toujours vu l’humanité s’en sortir car à terme c’est sa conscience qui prévaut. Elle a toujours été plus responsable qu’elle n’en avait l’air au départ. Mais cette conscientisation prend un peu de temps car dans notre société les résistances liées aux profits sont importantes. Il faut toutefois faire attention à ce que des actes irréversibles ne soient pas commis et arrêter de jouer à l’apprenti sorcier. Mais que des changements climatiques aient eu lieu et aient encore lieu, c’est une évidence. Et on doit se préparer à s’y adapter. Pour le moment, comme on ne contrôle pas les conditions naturelles, contentons-nous de contrôler les conditions anthropiques, c’est-à-dire les actions de l’homme sur son milieu. C’est déjà un joli programme.

Propos recueillis par Brigitte Postel

Photo : Brigitte Postel

Cette interview a été publiée dans Archeologia – n° 447 – Septembre 2007