La mythologie Dogon, révélée par le vieux chasseur initié Ogotemmêli à l’ethnologue Marcel Griaule en 1946, a été restituée dans son livre Dieu d’eau. Un univers mythologique complexe, transmis oralement de génération en génération d’initiés.
On ne peut évoquer les Dogon du Mali sans parler des travaux des ethnologues Marcel Griaule (1898-1956), Michel Leiris (1901-1990), Germaine Dieterlen (1903-1999), Geneviève Calame-Griaule (1924-2013) ou le cinéaste Jean Rouch (1917-2004). Leur contribution est essentielle à la compréhension de la cosmogonie et des mythes d’une des ethnies les plus passionnantes d’Afrique.
Le Pays Dogon couvre un vaste territoire au sud-ouest de la boucle du Niger et se subdivise en trois parties géographiquement contrastées : un plateau de grès au relief chaotique, une longue plaine sableuse et l’immense falaise de Bandiagara, longue de 250 km et dont la hauteur varie de 300 à 600 m, où se nichent de petits villages bâtis dans les éboulis situés à son pied ; les autres villages étant situés sur le plateau au-dessus de la falaise et dans la plaine. Un territoire hétérogène où une vingtaine de langues sont parlées, « les différences lexicales nécessitant parfois l’utilisation d’une langue véhiculaire comme le peuhl », remarque l’anthropologue Anne Doquet (1). Mais on considère généralement que le Pays Dogon à proprement dit est constitué par la falaise et les éboulis rocheux. C’est uniquement à cet endroit que sont pratiquées les danses masquées associées aux rituels funéraires.
Originaires de la province du Mandé dans l’ex-empire du Mali, les Dogons quittent ces terres au XIVème siècle pour fuir, selon les interprétations, l’islamisation de leur territoire ou les enrôlements forcés des jeunes gens dans les guerres de l’empire du Mali. Après un arrêt à Ségou, puis à Djenné, ils arrivent par vagues successives à la falaise de Bandiagara, chassant ou assimilant selon les sources le peuple qui y était installé : les Tellem.
La mythologie Dogon, révélée par le vieux chasseur initié Ogotemmêli à Marcel Griaule en 1946, a été restituée dans Dieu d’eau (2). C’est après avoir côtoyé longuement l’ethnologue qu’Ogotommêli a choisi, au soir de sa vie, de transmettre la parole sacrée à Griaule. Pendant 33 jours, il va lui raconter la genèse de l’univers, la naissance du monde, la fondation et l’organisation de la société. Des mythes qui selon l’ethnologue étaient « cohérents et donnaient la clé des institutions et des coutumes ».
Souvent perçue comme un continuum culturel, la pensée mythique des Dogon présente toutefois certaines variantes et contradictions selon les lieux, les « informateurs » et les chercheurs. Il n’en demeure pas moins que les récits recueillis sur le terrain confirment la richesse et la complexité de leur univers mythologique transmis oralement de génération en génération d’initiés.
Amma, Dieu créateur unique et éternel
« Il s’agit d’une cosmogonie organisée dans laquelle la parole joue un rôle fondamental. Comme dans beaucoup de mythologies, la parole est d’origine divine. Amma, dieu unique et éternel, a créé le monde par sa parole », révèle Geneviève Calame-Griaule dans un entretien filmé de 2018 intitulé La parole huilée (3).
Ainsi, selon la cosmologie dogon (résumée), au début il n’y avait rien. C’est par sa parole et sa salive qu’Amma a créé le monde. L’univers est composé de 14 systèmes solaires aux planètes plates et circulaires, en forme de disques, disposées en pile. La terre est le plus élevé des sept disques inférieurs. Elle est ourlée d’un serpent qui se mord la queue et qui empêche la terre d’être inondée par les eaux des océans qui la délimitent de tous côtés. Au-dessus se trouvent sept autres sphères, chacune avec soleil et lune. Tous les disques gravitent autour d’un axe cosmique correspondant sur le plan architectural au poteau central de la maison qui soutient le toit.
Geneviève Calme-Griaule rapporte qu’Amma a créé un double placenta, la mère primordiale, qui a été fécondé par sa parole et dans lequel il a placé deux paires de jumeaux, androgynes ou mixtes selon les récits. « Indiquant ainsi que l’élément mâle et femelle était présent dans chacune de ces deux moitiés de placenta, appelé aussi l’œuf du monde » (symbolisé par le tambour lors des fêtes rituelles ; lorsqu’on en joue, le son et la vibration de la peau évoquent la parole créatrice d’Amma). Selon l’école Griaule, l’un de ces deux êtres, responsable de la parole, de la vie, de l’eau, de la fécondité, est Nommo. Son frère jumeau, sorti avant terme de l’obscurité primordiale contre la volonté d’Amma est Ogo, le Renard pâle. Il commit un acte incestueux avec sa mère la terre car il recherchait son complément, sa jumelle. De plus, Ogo avait dérobé à Amma des graines pour les semer mais ce dernier assécha son champ et seul le fonio poussa et devint rouge et impur comme le sang menstruel. Ogo venait d’inventer l’agriculture et … d’introduire le désordre sur terre. C’est lui qui inventa les rites funéraires revêtu d’une jupe de fibres rouge sang et conduit le cortège des masques lors des funérailles rituelles, tenant dans une main la crosse du voleur.
Sirius l’étoile précieuse
Suite à ces évènements, Amma décida de réorganiser l’univers. Il sacrifia Nommo, frère jumeau du Renard avant de le ressusciter en réunissant ses morceaux épars. Son sang inonda l’espace vide et la première étoile se mit à briller. Il s’agit de Sirius, l’étoile précieuse des Dogon, nommée Sigi Tolo. Nommo descendit alors du ciel par une arche retenue par une chaîne (symbolisant le cordon ombilical). Cette arche hébergeait les huit ancêtres de l’humanité sous la forme de quatre paires de jumeaux mixtes, ainsi que les plantes et les animaux. Ils descendirent dans le froid et l’obscurité, guidés par Sirius. Alors le soleil se leva et le Renard prit la fuite, errant seul dans la brousse. La nuit est désormais son refuge. La première pluie commença à tomber (symbole des eaux fœtales) et les ancêtres purent cultiver la terre. Nommo enseigna la parole aux hommes et les principales techniques de tissage et de culture de la terre. Ces hommes et femmes, civilisés par Nommo, engendrèrent toute la descendance humaine. Ils eurent quatre fils : Amma Serou, Binou Sérou, Lèbé Serou et Dyogou Serou. Ils fondèrent les quatre lignées originelles : le clan des Dyon, des Ono, des Arou et des Dommo. Mais en ces temps anciens, les hommes ne connaissaient pas la mort. « Parvenus à un âge avancé, ils se transformaient en serpent, puis définitivement en génie. Dyongou Serou commit alors une faute qui allait bouleverser l’ordre établi. Alors qu’il venait de se transformer en serpent, il croisa des jeunes gens qui avaient un comportement irrespectueux envers la Terre. Voyant cela, le vieillard laissa éclater sa colère et oubliant qu’il était un serpent, s’adressa aux jeunes gens dans la langue des hommes. Comme il était interdit de parler la langue d’un monde dans un autre monde, Dyongou Serou se trouva coincé entre les deux mondes et entra donc dans un nouvel état qu’il créa : la mort. » (4)
Depuis, tous les 60 ans, les Dogon commémorent leur arrivée sur la terre et le premier lever du soleil lors de la fête du Sigi, célébrant à la fois la révélation de la parole, la mort et les funérailles de Dyongou Serou, premier homme défunt.
Le mythe d’Arou
Ce mythe de fondation s’est construit autour de l’arrivée des Dogon dans les falaises de Bandiagara. Il comporte de nombreuses variantes, s’organise autour de la désignation par Amma du cadet de la tribu des Arou, Aduon, comme chef présumé des quatre tribus fondatrices. Souvent cité comme le premier Hogon des Arou, Aduon avait démontré sa supériorité sur ses frères aînés grâce à la détention de pouvoirs magiques. La tradition dit qu’il ressuscita sous forme d’un serpent et guida les quatre tribus jusqu’aux falaises de Bandiagara, où elles sont aujourd’hui établies.
Le Grand Hogon du village d’Arou est le chef spirituel suprême des 52 villages de la falaise de Bandiagara et la plus haute autorité spirituelle chez les Dogons. Il est le représentant du culte du Lébé, qui s’adresse à Lébé Seru, premier ancêtre Dogon enterré au pays du Mandé. Quand le Grand Hogon meurt, il faut lui trouver un successeur, ce qui peut prendre des années. Après de multiples palabres et consultations de devins qui s’appuient sur les cauris (coquillages) et la divination du Renard pâle, auxquels s’ajoutent sacrifices et cérémonies pour connaître le nom et la date d’intronisation du nouveau, le choix est fait dans un suspense à l’africaine. Le rituel va s’étaler sur plusieurs semaines. Durant ces fêtes auxquelles assistent tous les représentants mâles du clan Arou et de très nombreux villageois dogons de toutes les autres tribus, un descendant des Arou est désigné Grand Hogon par surprise. L’élu est mis devant le fait accompli et ne peut refuser. Il devient responsable de la prospérité et du maintien de l’ordre sur terre. C’est ainsi qu’Ogobara Din, simple paysan, est devenu « Ogodagalou » en 1992, succédant au précédent mort en 1984. Après une période d’isolement de 15 jours dans une grotte où il est visité et « nourri » par le serpent Lébé, sa mort en qualité de commun des mortels, chef de famille marié à deux femmes, est célébrée publiquement de façon symbolique. Il reviendra au village à dos d’homme jusqu’à son nouveau et dernier lieu de résidence qu’il n’aura pas le droit de quitter jusqu’à son décès.
Et aujourd’hui ?
On pourrait être tenté de garder les Dogon tels qu’ils sont, avec leurs mythes, leur culture, leurs rites animistes, leurs fêtes si prisées des touristes. Mais il est impensable et non souhaitable de transformer le pays Dogon en une réserve. Si leur cosmogonie leur a permis de résister tant bien que mal depuis 500 ans à la poussée de l’islam, cette religion prosélyte part à l’assaut de la falaise. De plus en plus de Dogon, notamment les jeunes, se convertissent sous l’influence des Peuhl, historiquement hostiles. Mais il semble que les adultes résistent et que ce peuple étonnant soit encore très attaché à ses traditions.
1 – Les masques dogon, Ethnologie savante et ethnologie autochtone. Anne Doquet. Editions Karthalla. 1999..
2 – Dieu d’eau, Entretiens avec Ogotemmêli, éditions Fayard, 1966.
3 – journals.openedition.org/clo/5017
4 – Récit composé par Gwénaëlle Dubreuil à partir des ouvrages de Griaule, Geneviève Calme Griaule et Abinou Témé in Les Mondes Dogon, catalogue de l’exposition, éditions Hoëbeke, 2002.
Lire
Les Dogon du Mali, Gérard Beaudoin, éditions Armand Colin, 1984.
Texte : Brigitte Postel
Photos : François Guenet
Ce reportage est paru dans la revue Natives, Des Peuples, Des Racines n°5 https://www.revue-natives.com/editions/natives-n05/