L’art d’arranger les fleurs est né en Chine et s’est développé au Japon sous l’influence du bouddhisme, introduit dans ce pays au VIe siècle. Les moines avaient pour coutume d’offrir des fleurs lors de leurs rituels et de les placer devant l’autel de Bouddha. Ces offrandes florales ou Kuge sont à l’origine de l’Ikebana.
Le mot Ikebana vient de Ikeru, faire vivre, maintenir en vie, et de bana ou hana, fleur. On pourrait le traduire par « faire vivre les fleurs », « ranimer les fleurs ». Cette pratique ancestrale est l’art de disposer les fleurs, les feuilles, les branches ou tout autre élément de la nature, dans un vase ou une coupe, en suivant le rythme des saisons et selon des règles et des codes définis. Très répandu au pays du soleil levant, l’ikebana est une voie au même titre que le Chadō (la voie du thé) ou les arts martiaux. On la nomme Kadō ou voie des fleurs.
Pratique religieuse au départ, cet art « est donc imprégné de l’infinie compassion du Bouddha pour toutes les formes de la vie », écrit Maurice Pinguet (1929-1991) (1) dans son texte « L’art des fleurs ». « L’on raconte que les premiers bouquets placés sur les autels eurent moins le sens d’une offrande que d’une consolation donnée aux rameaux brisés par le vent », révèle l’écrivain. Des fleurs et des branchages arrachés par les tempêtes que les moines recueillaient dans des vases pour prolonger leur vie. Les prêtres qui faisaient des offrandes florales à l’autel bouddhiste du temple Rokkaku-do – dans le centre de Kyoto aujourd’hui, mais autrefois une zone inhabitée – vivaient près d’un étang (en japonais « ike« ), dans une petite hutte (appelée « bo« ). Pour cette raison, les visiteurs et les dévots ont commencé à appeler les prêtres par le nom « Ikenobo« , patronyme de la plus ancienne école d’ikebana.
Un rituel symbolique
En 1462, le nom du prêtre Senkei Ikenobo apparaît pour la première fois dans les archives historiques comme « maître de l’arrangement floral ». Durant l’ère Muromachi (1333 – 1568), période où les Samouraïs prennent le pouvoir et qui marque les débuts des arts traditionnels, l’art d’arranger les fleurs va progressivement sortir des monastères. Mais seuls les moines, les shoguns, les samouraïs et les hommes de haut rang ont alors accès à cette discipline très codifiée et d’un grand raffinement qui va se développer avec la cérémonie du thé (Chadō ou Sadō). « Quiconque connaît les manières d’être de nos maîtres de thé et de fleurs n’aura pas été sans remarquer avec quelle vénération religieuse ils traitent les fleurs. Jamais ils ne cueillent au hasard, mais au contraire choisissent soigneusement chaque branche ou brindille sans perdre de vue la composition artistique qu’ils ont dans l’esprit », explique Okakura Kakuzo dans Le Livre du Thé (2). Mais il faut attendre le XVIe siècle pour que le grand maître de thé Sen no Rikyû, plus communément appelé Rikyû, donne ses lettres de noblesse à cette tradition toujours pérenne dans laquelle l’arrangement floral est un élément esthétique important de la Chambre de thé. Il pose le principe spirituel nommé wabi-sabi : simplicité et art de l’imperfection, ce qui se traduira souvent par la présence d’une seule fleur dans un vase en céramique.
On raconte que Shinsō Sōami (1455 – 1525), peintre et maître de thé à la cour du shogun et mécène Ashikaga Yoshimasa (1435-1490), fut un des premiers adeptes de cette coutume de placer un arrangement floral dans le tokonoma (3) de la Chambre de thé. L’un de ses élèves, Senno Ikenobo, va édicter la philosophie de cet art et en codifier les règles afin d’en affirmer la portée symbolique : tout arrangement doit s’ordonner autour d’un principe ternaire – l’élément le plus élevé figure le ciel, un élément horizontal représente la terre et, entre terre et ciel, un troisième pôle au centre évoque l’homme.
Une pratique vivante en évolution
Vers le milieu du XVIIe siècle, pendant la période Edo (1616-1868), l’ikebana s’ouvre aux femmes de noble lignée. On voit naître une grande diversité d’écoles ayant chacune à sa tête un lemoto (fait référence au fondateur ou au Grand Maître d’une école). Au XIXe siècle, l’ikebana commence à être pratiqué dans tous les milieux de la société japonaise. À la fin de ce siècle, l’ouverture à l’Occident va voir la création de nombreuses écoles et l’apparition de nouveaux styles intégrant des fleurs venues d’autres contrées. De formels, la composition des bouquets et les styles se diversifient pour devenir plus naturalistes, plus libres, laissant plus de place à la créativité. Au fil du temps, plusieurs courants artistiques vont contribuer à l’évolution de cet art.
Dès 1895, le sculpteur Unshin Ohara (1861–1916) rompt avec la tradition et développe une nouvelle forme d’ikebana. Il est le premier à réaliser des arrangements floraux appelés moribana, littéralement « amoncellement de fleurs ». Les plantes sont arrangées dans des coupes plates et se reflètent dans l’eau pour exprimer la beauté des paysages. En 1912, il fonde officiellement l’école Ohara dont le lemoto est toujours un de ses descendants.
Dernière-née des écoles d’Ikebana, « l’école Sogetsu fondée en 1927 par Sofu Teshigahara, donne une liberté jamais connue en incluant dans les bouquets des matériaux non conventionnels », explique Christine Guillemot, maître d’ikebana de cette école (voir encadré). Ce style avant-gardiste laisse une place importante à la personnalité du pratiquant. « Pour moi, l’ikebana ce n’est pas une fleur, c’est une personne », disait Teshigahara. Ses enfants puis sa petite fille prennent la relève de cette voie audacieuse sans pour autant oublier les règles de base.
Aujourd’hui, il existe plus de 1500 écoles au Japon couvrant toutes les nuances de sensibilité. Trois grandes écoles dominent cependant le paysage japonais et sont présentes en France : Ikenobo, la plus ancienne, Ohara et Sogetsu.
Une école d’harmonie et de poésie
L’ensemble des différents courants d’ikebana observe les grands principes suivants : l’asymétrie, le vide, le respect de la nature et du cycle des saisons, l’équilibre harmonieux entre le vase, les végétaux et le lieu pour lequel la composition est destinée. Chaque élément à son importance. Le choix des fleurs se fait traditionnellement en fonction du mois de l’année et selon les circonstances (mariage, anniversaire, etc.) : le prunier ou le mimosa en février, l’iris au printemps, l’arum en été, le chrysanthème en automne, etc. Tout l’art est de réaliser des alliances simples ou non, parfois osées, mais toujours harmonieuses : le vert sombre d’une branche de pin égayé par quelques fleurs de mimosas, des branches de saule adoucie par des roses, les combinaisons sont multiples.
Ajoutons que le bouquet japonais a un sens ; il est réalisé pour être admiré de face, sans objet autour pouvant l’affaiblir. Plus qu’une décoration florale, une composition d’ikebana est une présence qui invite à la contemplation, à la méditation, à savourer la beauté de la nature. Il s’agit moins de produire une œuvre que de produire en soi un instant de paix intérieure. « Les fleurs nous donnent une leçon : on dit parfois au Japon qu’elles nous enseignent à vivre – qui sait arranger les fleurs sait aussi arranger sa vie », souligne Maurice Pinguet.
Voilà à quoi mène la Voie des fleurs. Elle permet de développer un état d’éveil et d’attention hors du commun, une pleine conscience de l’instant en mettant en scène leur beauté dans un ultime et éphémère tableau, avant leur irréversible fin.
Christine Guillemot, Maître Ikebana 2ème degré de l’école Sogetsu
« J’ai découvert l’ikebana lors d’une exposition qui m’a transportée dans un univers féérique. Le soir même je prenais la décision d’aller à la rencontre de cet art très mystérieux. Quand j’ai commencé l’ikebana, j’avais envie de plusieurs choses : avoir des frissons de bonheur à l’idée de créer toute seule des bouquets comme ceux que j’avais pu admirer lors de cette exposition. Bien sûr je voulais égayer et embellir mon espace de vie et surtout, je voulais apaiser mes tensions internes sans m’assoir sur un coussin de médiation. Je voulais davantage de sérénité et de joie de vivre ! Oui, cela me manquait tellement à cette époque. Je savais que l’ikebana m’apporterait tout cela ! J’ai donc décidé de prendre des cours et l’enthousiasme était tellement au rendez-vous que, de fil en aiguille, je suis passée du rôle d’étudiante à celui d’assistante puis à celui de professeur !
Depuis 17 ans, je donne des cours à des étudiants qui me témoignent de leur joie à créer un ikebana, de leur regain d’énergie et de la disparition de leur stress. J’apporte de belles bulles d’oxygène aux ikébanistes qui fréquentent mes cours. L’enseignement est studieux et ludique à la fois. Aucun cours ne se ressemble, nous créons avec les éléments de saison. On aime travailler avec des éléments locaux, des écorces de platane, les lianes de clématite, les fleurs d’ail des ours par exemple et, surtout ici en Bourgogne, on utilise les sarments de vigne ou les ceps. Nous travaillons aussi des éléments transformés comme le papier, le métal, le tissu, le plastique, le polypropylène… Dans mes cours, chacun trouve la liberté de s’exprimer avec les matériaux, végétaux et fleurs mis à disposition. C’est une voie subtile et un art qui privilégie les rapports de l’humain avec la nature. »
https://www.facebook.com/IkebanabyEika/
eika-ikebana@laposte.net
- Maurice Pinguet est un écrivain français, professeur à l’université Waseda de Tokyo, qui a écrit plusieurs ouvrages sur le Japon : Le Texte Japon, introuvables et inédits, publié aux éditions du Seuil en 2009 (rééd. 2016) et La mort volontaire au Japon, aux Éditions Gallimard en 1984. https://www.tokyo-time-table.com/maurice-pinguet-l-art-des-fleurs
- Le Livre du Thé, Okakura Kakuzo, Citadelles & Mazenod. https://universvoyage.com/le-livre-du-the/
- Le tokonoma est une petite alcôve en tatami, surélevée, où est exposé le kakemono, un rouleau calligraphié qui peut être un poème ou une pensée à méditer, et une composition florale (ikebana). Cet espace est apparu au XVIe siècle dans les palais, au fond d’une pièce destinée à recevoir des invités et où se tenait le shogun. Il est inspiré de l’autel de la chapelle zen.
Texte : Brigitte Postel
Photos : Christine Guillemot