Jean-Pierre Nadir, Fondateur de FairMoove, agence de voyage en ligne qui concilie voyage, écologie et tourisme durable, est intervenu à la convention du Centre d’études des indépendants du voyage (Cediv) qui s’est déroulée fin novembre en Sicile. Rencontre avec cet entrepreneur qui développe une offre innovante répondant aux enjeux d’un tourisme plus responsable.
Comment tentez-vous aujourd’hui de concilier le voyage et un tourisme qui devrait être responsable et répondre aux enjeux écologiques ?
Nous sommes partis du concept de tourisme responsable, c’est-à-dire un tourisme qui tient pleinement compte de ses impacts sociaux, économiques et environnementaux, actuels et futurs, pour concevoir et décliner des offres en accord avec ces valeurs. Nous avons aujourd’hui d’un côté, les décroissants qui prônent l’arrêt des voyages ou au mieux le voyage en train, ce qui prive le tourisme de tout un pan de l’humanité et, de l’autre, ceux qui ne se préoccupent pas de son impact et continuent de voyager, estimant que chaque génération trouve ses solutions.
Entre ces extrêmes, on comptabilise globalement 70 % de personnes qui s’interrogent et ont envie de continuer à voyager, mais différemment.
Que signifie voyager autrement ? Il s’agit de réconcilier les enjeux de la planète, avec les intérêts des populations locales et des touristes, donc respecter un équilibre entre ces trois pôles, sachant que le tourisme, lui, s’est développé sur une seule vision, qui est celle du rapport au tourisme, aux touristes et à l’argent que cela rapporte ! Ce tourisme « prédateur », pensé d’abord avec les outils du marketing, concerne un seul groupe d’individus et ne laisse que quelques piécettes à la population locale sans d’ailleurs s’en préoccuper. Alors que le tourisme responsable concerne trois grandes causes et inscrit son action dans une vision globale. Il faut donc adopter une approche transversale qui intègre l’ensemble des enjeux. Et passer d’une vision centrée plaisir à un modèle plus équitable et moins destructeur pour la nature et les populations locales.
Vous imaginez le tourisme de demain comme un tourisme régénérateur. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Le tourisme régénérateur est lié à la valeur ajoutée que le visiteur peut apporter à la destination, à sa population. Là où le tourisme responsable vise à minimiser son impact négatif à destination et optimiser son impact positif, le tourisme régénérateur n’est que positif. Il agit pour régénérer les ressources et rendre les choses meilleures pour la planète et les générations futures. C’est par exemple replanter des coraux pour reconstruire une barrière de corail dans les sites où ils ont disparu, reboiser des endroits qui ont été déforestés, c’est retraiter les eaux pour alimenter les villages voisins alors qu’ils étaient sevrés en eau potable, etc. C’est faire en sorte que les moyens du tourisme servent aussi aux populations locales et à la planète. Par exemple, en faisant de l’agroforesterie, on va régénérer les sols, recréer des zones d’ombre et arrêter la désertification. Cet écosystème génère des emplois pour cultiver les sols, faire du maraichage, récolter des produits qui ensuite vont être achetés par les hôteliers ou vendus sur les marchés, ce qui va diminuer d’autant les importations de produits qui ont parcouru des milliers de kilomètres en bateau et qui polluent. Incitons à consommer local. C’est une chaîne de valeur qui est bénéfique à tous.
En fonction de ces critères, comment choisissez-vous vos destinations ?
De plusieurs manières. D’abord, l’idée sous-jacente est de considérer l’impact social, c’est-à-dire pour qui et comment ? Lorsqu’on ne traite qu’une partie du problème, en ne prenant en compte que la planète et les touristes, on peut effectivement arriver à la conclusion que le tourisme responsable, c’est de rester en France. C’est là où l’impact négatif est le plus faible pour la planète. En revanche, si on introduit le troisième élément qui est l’impact social sur la destination, on va alors considérer les 3 milliards d’individus qui vivent avec moins de trois dollars par jour dans le monde. Ces personnes sont concentrées à-peu-près dans les mêmes pays et quasiment toutes sur le même continent : l’Afrique. Donc, aujourd’hui, quand on choisit de rester en France, on condamne tous les pays qui vivent du tourisme ou qui auraient pu en vivre. Je pense évidemment à la Tunisie, au Maroc, au Sénégal, à Madagascar, ainsi qu’à tous les pays pour lesquels le tourisme est un vrai levier de développement, et sur lequel ils s’appuient ou devraient le faire pour éviter l’exode économique qui est déjà en marche.
Quand on nous annonce pour les années à venir une élévation des températures de 3 ou 4 degrés, la transhumance humaine est inévitable. Et elle existe déjà. Il suffit de constater les risques pris par ces populations pour traverser la mer dans des bateaux de fortune et tenter de gagner leur croûte, en vivant ici dans des conditions dégradées, dans des tentes Quechua, afin de nourrir dix, quinze, vingt personnes restées dans leur pays. N’oublions pas qu’un tiers de l’économie sénégalaise repose sur Western Union. C’est pourquoi ma proposition est de dire : ok, si j’intègre ces trois dimensions, alors je dois intégrer le tourisme à destination dans les pays qui en ont besoin et pour qui il peut être une solution. C’est d’autant plus une solution que ces pays-là ont perdu les leviers économiques qu’ils avaient avec les usines de sous-traitance qui ont été délocalisées en Asie (le secteur manufacturier baisse de 2 à 3 % par an), et avec l’agriculture où 40 % des emplois ont été perdus dans le monde sur les 30 dernières années. L’enjeu va être de fixer sur leur sol des populations qui justement s’en vont parce qu’elles n’ont pas d’autre échappatoire. Dans ma vision, le tourisme est un élément à la fois d’équilibre géopolitique et en même temps d’épanouissement personnel.
Et le problème de l’aérien ?
Il faut savoir que le marketing du tourisme s’est beaucoup fait sur le prix avec les réductions, les vols avec escales pour proposer l’aérien le moins cher possible. C’est d’une absurdité totale car plus il y a d’escales, moins c’est cher et plus on pollue ! Or, un vol direct représente 15 % d’empreinte carbone en moins qu’un vol avec escale. Commençons par les basiques en responsabilisant les consommateurs et en les éduquant. En promouvant les vols sans escale, qui sont moins gourmands en carburant ou des destinations qui limitent les émissions du CO2 (En choisissant la Tanzanie plutôt que l’Afrique du Sud, on passe ainsi de 4,5 tonnes à 3 tonnes de CO2). En sélectionnant des compagnies qui pratiquent l’éco-pilotage en limitant leur vitesse et en réduisant le roulage au sol, ce qui économise du kérozène. En privilégiant les avions de nouvelle génération qui consomment 20 % de moins de kérozène que les anciens. En demandant aux passagers de réduire le poids de leurs bagages (1k par siège représente 50 tonnes de carburant/an). À cet égard, Air France est la compagnie la plus en avance en la matière. Evoquons aussi le biocarburant, cher actuellement, mais qui consomme 85 % de CO2 en moins et sera l’avenir de l’aérien avec l’hydrogène, bien qu’actuellement ce carburant pose des problèmes de stockage et de changement de motorisation. En revanche, je suis partisan de supprimer les vols low-cost financés par certaines régions : leurs prix cassés font qu’ils polluent sans créer de revenus de même que les vols pour partir sur un weekend.
Il s’agit donc de réorienter l’offre touristique pour aller vers un modèle plus vertueux ?
Effectivement, j’en reviens à ma conception du monde qui est d’affirmer que le tourisme est une solution plus qu’un problème. Parlons de l’hébergement à destination. Dans l’objectif de favoriser un tourisme de redistribution, on peut privilégier des hôtels en architecture vernaculaire, conçus avec des matériaux locaux, des hôtels qui vont développer une architecture bioclimatique avec une ventilation naturelle, produire de l’énergie propre et même la redistribuer, retraiter les eaux grises, utiliser des biodétergents, supprimer le plastique, etc. Mais surtout inciter les hôteliers à lutter contre le gaspillage, à ne plus jeter mais donner le surplus au personnel ou aux écoles, et les encourager à proposer un buffet avec des produits locaux en aidant les producteurs à développer une offre en leur donnant de l’argent. En relançant des productions locales, en les diversifiant et en trouvant des débouchés immédiats, on sauve la terre, on crée de l’emploi et on fixe les populations. Si on aide les gens, qu’on les éduque, qu’on les paye mieux, alors là oui, on crée du bénéfice social.
Par exemple, sur l’île Maurice, vous n’avez pas de bœuf. Le bœuf servi à Maurice vient d’Australie. Aujourd’hui, de plus en plus d’hôtels suppriment le bœuf car il y a d’autres ressources : du poisson, des crustacés, du porc, du poulet. On peut se passer de bœuf pendant une semaine ! De même qu’il n’y a pas d’orangers. On peut remplacer le jus d’oranges par du jus de mangue ou de papayes qui poussent dans l’île.
Vous avez récemment acquis le voyagiste Double Sens et l’éditeur Betterfly Tourism. Pour compléter votre offre de produits éthiques ?
Oui, FairMoove intègre désormais l’ensemble des solutions pour faire bouger l’industrie du tourisme. Double-Sens propose des voyages équitables en immersion chez l’habitant, avec une forte redistribution locale. Et Betterfly Tourism développe des logiciels pour les professionnels du tourisme afin de les accompagner dans leur transition écologique.
Nous avons également crée un calculateur FairScore qui propose un système de notation des destinations, selon leur niveau d’éco-responsabilité. Il intègre trois catégories de critères. Tout d’abord l’écologie et l’empreinte carbone (qui inclut le mix énergétique de la destination, ses réserves en eau, la gestion des déchets, une politique zéro plastique, le transport pour s’y rendre…), le volet social et économique (conditions de travail sur place, salaire moyen, formation des collaborateurs). Enfin, on prend en compte le patrimoine culturel et l’environnement du pays. Le client peut donc choisir sa destination en retenant un FairScore élevé.
Citons l’exemple de l’Afrique du Sud où le mix-énergétique est défavorable car 90 % de l’électricité sont produits par des centrales à charbon. Si on veut choisir une destination de safari, il vaut mieux alors privilégier la Tanzanie. Y compris pour des raisons de transport aérien, on passe ainsi de 4.5 tonnes à 3 tonnes de carbone.
Est-ce que vous imaginez un label Fairmoove pour labelliser les agences de voyages, les hébergements, les destinations ?
Oui, on a déjà un label avec Betterfly mais on va s’orienter progressivement vers cela. Aujourd’hui, on a plein de critères, on a plein d’outils et on est les plus avancés dans cette logique. Notre objectif est donc à terme d’apposer notre coup de tampon pour garantir qu’on est bien dans du tourisme responsable.
Mon idée est de dire : il faut remplacer le prix par l’esprit. Bien sûr que le prix est une notion importante mais il faut la compléter par l’esprit pour faire en sorte que ce soit un couple et que ce couple redonne de la constance et de la consistance au métier d’agent de voyage. C’est un changement de paradigme total de la manière de vendre des voyages.
Est-ce que vous pensez que l’intelligence artificielle va avoir un impact sur les agences de voyage et comment ?
Je ne suis pas sûr que l’IA révolutionne totalement les agences. L’agent de voyage rassemble la connaissance du métier et la capacité à manipuler cette connaissance. L’IA va évidemment s’emparer de ces sujets. On pourra sans doute d’ici un an ou deux demander à ChatGPT, qui aura intégré les critères FairMoove et FairScore par exemple, quelle est la destination où le niveau de déchetterie est le plus avancé, etc. et comparer deux destinations. Mais malgré tout, l’humain, sa sensibilité, sa capacité à restituer les expériences sur place, à mettre en parallèle plusieurs types de critères et à expliquer ces notions, tout cet ensemble d’interconnexions laisse beaucoup de perspectives aux agences. De fait, ce sont elles qui doivent s’emparer de ce nouvel esprit et évangéliser les consciences. L’IA est un outil au service d’une cause mais aujourd’hui, 90 % des gens qui interrogent l’IA posent des questions sur la météo en Égypte ou la formule la moins chère pour un 4 étoiles en bord de mer. Mais où est l’humain ?
Ma position est de réinventer un paradigme autour d’un prisme complètement différent qui remet les hommes et le produit au cœur des débats et qui change la lecture de la relation entre le vendeur et le client. Donc je propose un big bang de la façon de voir le tourisme dans lequel l’IA peut être un accélérateur de changement mais ne peut aucunement être la seule réponse.
Quel avenir pour les petites agences ?
Les petites agences qui ont une clientèle parce qu’elles ont su se réinventer, qu’elles ont un contact empathique avec leurs clients, qu’elles sont un acteur de la vie locale, au même titre que le boucher, qu’elles ont aussi des horaires qui facilitent le contact avec les clients, celles-là peuvent prospérer. D’ailleurs je ne comprends pas pourquoi les agences de voyage ne sont pas ouvertes le dimanche matin dans les lieux d’activités (rues principales, marchés, gros centres commerciaux où les gens vont faire leurs courses) ; tous les autres commerçants sont ouverts sauf les agences de voyage ! Et pareil le soir, dans les quartiers aux heures de sortie du travail, où il y a des jeunes, des bars avec terrasse, plutôt que le matin où les gens sont au travail. Je pense qu’elles doivent se réinventer dans la gestion des flux clients et dans la manière dont cela opère, plus que sur le fait d’être en ligne et de vendre sur internet. Si je suis un petit commerçant, je fais du commerce, et je joue sur ma disponibilité, mon empathie, des horaires adaptés aux clients pour leur faciliter la vie. Si j’étais agent de voyage, j’ouvrirais tous les soirs et on saurait que je suis ouvert de 18h à 23h. En fait, il faut être dans une logique d’ultra service comme Voyageurs du monde l’est, car c’est le seul moyen de résister à ceux qui tirent les prix. Le métier d’agent de voyages peut ainsi retrouver une légitimité, grâce à son expertise et ses engagements aux côtés du client. D’ailleurs le Cediv ne s’est pas trompé en envisageant de travailler avec FairMoove sur un ensemble de tâches allant de la technologie jusqu’à la formation.
Propos recueillis par Brigitte Postel