À Deauville, dans le magnifique couvent des Franciscaines, une exposition remarquable condense trente années de création de l’immense peintre que fut Zao Wou-Ki (1920-2013).
L’exposition, intitulée « Les allées d’un autre monde », révèle pour la première fois l’amplitude des techniques de cet « artiste du souffle », qui dans la cosmologie chinoise anime le visible comme l’invisible, l‘intention créatrice de Zao Wou-Ki étant– selon ses propres termes – « d’ouvrir les allées d’un autre monde ». Le Maître a ainsi réussi à conjuguer les traditions culturelles si différentes de la Chine et de l’Occident sur une diversité de mediums ci exposés, englobant des peintures, aquarelles, encres, estampes, tapisseries, porcelaines, stèles, céramiques, ainsi qu’une imposante décoration murale de plus de seize mètres de long, réalisée sur commande de l’architecte Roger Taillibert en 1979 pour le collège de La Seyne-sur-Mer.
La majorité des œuvres rassemblées dans cette exposition ont été produites entre 1980 et 2010. Elles témoignent de la profondeur de sa démarche créatrice et dialoguent sur les cimaises avec des citations de son Autoportrait (1) et des extraits de sa traduction inédite qu’il a établie du traité taoïste de Lao Zi (Lao Tseu), le Daodejing (Tao Te King) ou Livre de la Voie et de la Vertu.
Deux traditions artistiques
Né en 1920 à Pékin dans une famille d’intellectuels issue de l’ancienne dynastie Song, le jeune Wou-Ki étudie la calligraphie avec son grand-père et la peinture dès son plus jeune âge. À 15 ans, il entre à l’École des beaux-arts de Hangzhou, où il reçoit pendant 6 ans une solide formation, alternant peinture traditionnelle chinoise – calligraphie, peinture de paysages – et pratiques occidentales – dessin classique d’après modèle vivant, peinture à l’huile, aquarelle, etc. Avant de vite s’affranchir du cursus imposé et d’opter pour la peinture à l’huile. Il est à cette époque particulièrement influencé par Cézanne, Matisse, Picasso et Chagall qu’il découvre à travers les illustrations des magazines occidentaux et les cartes postales de Paris rapportés par son oncle. De 1941 à 1947, il enseigne dans l’école où il a étudié puis décide de poursuivre sa formation artistique à Paris pendant deux ans. Arrivé en 1948 en France, il s’installe à Montparnasse et intègre la Nouvelle Ecole de Paris. Son séjour prend vite des allures d’exil en 1949, avec l’accession au pouvoir de Mao Zedong. C’est alors le début d’une vie faite de rencontres et de travail.
Le goût de la couleur
La figuration disparaît de ses tableaux, remplacée par de grands espaces colorés. Cette particularité va le faire émerger dans le milieu artistique parisien. Dès 1949, la galerie Greuze lui offre sa première exposition, suivie de La Hune en 1950 et d’un contrat avec la galerie Pierre l’année suivante. Dès 1950, il s’adonne à la lithographie à laquelle il ajoute de la couleur. Ses huit premières lithographies parisiennes sont présentées à Henri Michaux (1899 – 1984) qui compose pour chacune un poème. Débute alors une amitié indéfectible avec le poète, le premier à distinguer et valoriser son talent. « Cette rencontre fut décisive car l’attention de Michaux à mon travail me donna confiance », témoigne-t-il. La poésie, genre littéraire majeur de la civilisation chinoise, est si proche de la peinture dans cette tradition ! Même instrument : le pinceau et même médium : l’encre. « J’ai toujours apprécié le silence en poésie comme en peinture. La poésie traditionnelle chinoise ménage toujours des silences. Si l’on respecte le silence, la peinture ou la poésie devient beaucoup plus vivantes. » (2) Ezra Pound, Yves Bonnefoy, René Char, Claude Roy, … autant d’auteurs dont les recueils seront éclairés par les pointes sèches ou eaux-fortes de Zao Wou-Ki.
Donner à voir ce qui ne se voit pas
Voisin d’Alberto Giacometti pendant près de dix ans, il en devient un ami proche. Et se lie au peintre Jean Dubuffet. La découverte de l’œuvre de Paul Klee en 1951 va jouer un rôle important dans sa trajectoire et le pousser vers l’abstraction lyrique, un mouvement caractérisé par l’improvisation, la spontanéité du geste, l’émotion de l’instant. À compter de cette date, il laisse de côté la figuration pure pour glisser vers l’allégorie. Dès 1953, le peintre bannit de son travail toute référence explicite au réel et retourne aux sources de la calligraphie qu’il conjugue à l’abstraction. La découverte de l’École de New York et l’apport de la technique traditionnelle de l’encre de Chine enrichissent son univers hybride, élaborant une peinture toujours à la frontière entre figuration et abstraction, entre Orient et Occident.
Suivant l’exemple de Paul Klee, Zao Wou-Ki intègre dans ses œuvres des signes inventés, basés sur les caractères chinois archaïques. Les années 1960 se caractérisent par une facture à la fois tourmentée et paradoxalement contrôlée. À partir des années 1970, il reprend la technique de l’encre de Chine, sur les conseils de son ami Henri Michaux, avec de grandes compositions rougeoyantes zébrées de noir.
À la suite du décès de sa deuxième épouse May, Zao Wou-Ki retourne en Chine en mars 1972 et retrouve sa famille pour la première fois depuis 1948. Il va alors renouer avec ses racines. Rentré à Paris, il rencontre celle qui va devenir son épouse en 1977 et lui apporter bonheur et sérénité, Françoise Marquet, conservatrice du Musée d’art moderne de Paris. Sa peinture se dilue et le vide occupe une place prépondérante. Son nouvel atelier installé dans la grange de sa maison de campagne du Loiret lui permet de peindre de grands formats et surtout d’imposants triptyques tout au long des années 1980 et 1990. Autant d’hommages picturaux à Claude Monet, Cézanne, Jean-Paul Riopelle, etc. Sans oublier le somptueux triptyque dédié à son épouse, dans des tons de rouge, rose et mauve. Le rouge, couleur de l’amour, « couleur la plus noble » selon cet artiste qui croyait en la capacité de la peinture à saisir l’essence du monde.
Une scénographie ouverte en écho à la liberté artistique de Zao Wou-Ki
Le parcours muséal, signé Flavio Bonuccelli, débute par un tableau suggérant l’émergence de la vie et des lithographies librement référées aux quatre éléments. Le visiteur se trouve d’emblée plongé dans les compositions oniriques et lyriques de l’artiste, qui dépassent le monde des apparences et traduisent l’impermanence des choses.
Accroché dans le foyer central, éclairé par la lumière zénithale comme l’était son atelier parisien après 1959, le triptyque intitulé Hommage à Claude Monet traduit l’admiration qu’il portait au Maître des Nymphéas. « Zao Wou-Ki disait : pour peindre, il faut regarder la peinture des autres. Et une des peintures qu’il a beaucoup regardée c’est celle de Monet. Et dans cette peinture qui est un hommage à Claude Monet, il s’enracine vraiment dans l’impressionnisme. Il a lui-même dit qu’il voulait peindre l’espace, la lumière, le mouvement. Autant de réalités que l’on trouve chez Monet », explique Gilles Chazal, commissaire de l’exposition, Conservateur général du Patrimoine et Directeur honoraire du Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris.
Le somptueux diptyque Il ne fait jamais nuit (2005), qui a donné son nom à l’exposition de l’hôtel de Caumont en 2021, le révèle taraudé par la question de la lumière, de l’espace et du vide. « Je peins ma propre vie mais je cherche aussi à peindre un espace invisible : celui du rêve, du lieu où l’on se sent toujours en harmonie, même dans des formes agitées de forces contraires. »
Diversité des expressions plastiques
La liberté de circulation est laissée au visiteur d’aller et revenir sur les œuvres et de découvrir, au fil des allées et espaces, tous les pans de la création de Zao Wou-Ki.
Avec audace, l’artiste aborde de nouveaux territoires souvent considérés comme secondaires en Occident telle la porcelaine ou la tapisserie. Un travail réalisé avec les manufactures de Sèvres et Bernardaud à Limoges (Hommage à Li Po – La Lune et l’Ombre, 2008, émail sur porcelaine réalisé d’après l’original peint en 2005), avec la manufacture des Gobelins (Tapisserie Composition 1982, tapisserie de lice, 2008). « Peindre, peindre, toujours peindre. Le mieux possible, le vide et le plein, le léger et le dense, le vivant et le souffle « , dit-il dans son Autoportrait.
Naviguant librement entre les supports dans un tourbillon de matière et une symphonie de couleurs, son œuvre exalte l’effacement du réel pour entrer dans un monde d’énergie tout en délicatesse. « J’aime une peinture méditée plutôt qu’une peinture frappante », disait Zao Wou-Ki.
Ainsi, « l’homme du double rivage », comme le désignait son ami l’écrivain François Cheng, a su construire des ponts entre sa Chine natale et sa terre d’élection la France, une union qui célèbre cette attention au souffle, au silence et au vide, dans une œuvre lumineuse qui n’a cessé de se renouveler.
1 – Autoportrait, Zao Wou-Ki et Françoise Marquet, Paris, Fayard, 1988.
2 – Zao Wou-Ki, Couleurs et mots, entretien, Paris, Le Cherche – Midi, 2013.
Texte : Brigitte Postel
Photos : Brigitte Postel et voir copyright
Photo ouverture : Dennis Bouchard
L’exposition Zao Wou-Ki – Les allées d’un autre monde est visible aux Franciscaines de Deauville jusqu’au 27 mai. Elle fait partie du Festival Normandie Impressionniste qui se tient du 22 mars au 22 septembre prochain à l’occasion des 150 ans de l’impressionnisme.