De tout temps, les hommes ont cherché à répondre à la question de leur origine et de leur destinée. Dans chaque culture prédomine un récit sur le monde. Ainsi, où que nous vivions, nous héritons de ces narrations avec lesquelles chacun se forge une identité. Que racontent ces récits ? Ont-ils des origines communes ? Existe-t-il des mythes universels ?

Rencontre avec Jean-Loïc Le Quellec, anthropologue, mythologue, préhistorien, connu pour ses travaux sur les arts rupestres du Sahara, et Professeur au Centre d’études des Mondes africains (CNRS) et Honorary Fellow, University of the Witwatersrand, Johannesburg (Afrique du Sud).

Vous vous êtes intéressé aux traditions orales de régions françaises, puis du Québec, de Libye et d’Éthiopie, pour ensuite étendre à l’ensemble du monde vos recherches en mythologie comparée. Qu’enseignent ces mythes ?

Un mythe est au sens propre un récit (du grec μύθος muthos : discours, propos). Il appartient au folklore narratif et concerne généralement des évènements situés dans un temps inaccessible aux humains ; c’est par exemple le cas des narrations rapportant l’origine du monde ou d’un peuple. Les mythes anthropogoniques sont ceux qui expliquent l’origine des humains alors que les mythes cosmogoniques exposent l’origine du monde. Tous répondent en quelque sorte aux questions que se posent les enfants : pourquoi le monde existe, pourquoi et comment l’homme est apparu sur terre ? Ces mythes s’articulent de façon logique : pour qu’il y ait des humains, il faut d’abord qu’un monde naisse, soit de manière spontanée, soit sous l’impulsion d’êtres primordiaux (entités ou forces surnaturelles, dieux, héros, démiurge, etc.) responsables de sa création au sein du vide, d’un néant originel ou d’un chaos premier. Ainsi est présenté un premier état du monde. Puis survient un évènement qui crée une rupture entre cet ancien monde et le suivant, et c’est ce qu’explique le mythe.
Ainsi en Afrique, on peut distinguer trois grands types de cosmogonies selon que le monde est incréé, qu’il est issu de l’acte fabricateur d’un dieu – Immana des Rwanda, Amma des Dogons au Mali, etc. – ou qu’il résulte de l’autocréation d’un vide originel : la cosmogonie bambara postule l’existence d’un vide originel appelé gla d’où sortit une voix, le verbe, qui, en exprimant son intention de créer, produisit son double et s’unit à lui). Plus généralement, les cosmogonies sont de deux types. Soit elles vont de pair avec la théogonie où les phases de la genèse sont liées à des générations successives de divinités (Mésopotamie, Grèce, Égypte ancienne…), soit le créateur précède sa création, comme c’est le cas dans la Genèse biblique.
Toutefois, toutes les mythologies ne comportent pas de mythes cosmogoniques. Par exemple, en Chine, on ne trouve aucune genèse jusqu’au premier siècle, et en Australie, les récits disent qu’ «Au Temps du Rêve», des êtres mythiques errant dans un monde déjà là, en modelèrent le paysage pour le préparer à l’Émergence de l’homme. Ce sont des mythes de pérégrination, et le tracé de ces itinéraires est gardé dans les mémoires. Ce qui est intéressant dans tous ces récits, c’est qu’ils nous en disent plus sur l’humanité et sur nous-mêmes que sur ce qu’ils ont prétention à élucider, soit l’origine du monde.


Monts Tsodilo (Botswana ): le trou de l’Émergence primordiale de l’humanité et des animaux.
Monts Tsodilo (Botswana ): le trou de l’Émergence primordiale de l’humanité et des animaux. La flèche jaune indique la localisation de l’orifice, et la règle, longue de dix centimètres, est posée sur le bloc réputé porter les traces de doigts des premiers humains se hissant parmi les pierres encore molles (Photo JLLQ).

Quels sont les autres types de mythes ?

Tout d’abord, les mythes ethnogoniques qui expliquent comment les peuples se sont différenciés. C’est souvent une manière de justifier la dissemblance entre son propre groupe et ses voisins. Ces récits, qui veulent rendre compte de la diversité culturelle et de la différenciation linguistique, sont souvent associés à ceux de dispersion pour former un ensemble qui expose comment la terre s’est peuplée. Parmi eux, mentionnons les mythes de Déluge, très largement répandus dans le monde et qui disent que c’est la seconde humanité qui a peuplé le globe, car, précise-t-on souvent, la première était si mauvaise qu’il fallut la détruire par les eaux… ou par le feu selon d’autres variantes. Les mythes du type « Tour de Babel », répandus en Amérique, Asie et Afrique, décrivent la dispersion des peuples, puis la diversification de leurs langues pour les punir de leur tentative d’atteindre le ciel en bâtissant une gigantesque tour ou une construction comparable, qui fut détruite.
Il existe également des mythes sociogoniques qui expliquent l’origine des sociétés, des classes sociales. Ainsi, au Pérou, on racontait que trois œufs seraient tombés du ciel. Le premier, en or, donna naissance aux officiants; le deuxième, en argent, aux guerriers, et le troisième, en cuivre, au bas peuple.

Quelles méthodes utilisez-vous pour étudier ces récits ?

D’innombrables récits de ce type ont été recueillis à travers le monde et tout l’enjeu est de les étudier de manière scientifique. C’est-à-dire que l’on cherche à élaborer des théories vérifiables, ou contestables avec des arguments rationnels, même si cela est difficile. Beaucoup de spécialistes ont progressivement construit une science mythologique avec ses propres méthodes d’approche, procédant notamment par comparaison, pour essayer de voir si tel ou tel mythe aurait un ancêtre commun, si l’on pourrait cerner une zone du monde dans lequel il serait né, etc. On peut transcrire ces récits, les examiner, les comparer. On peut aussi en faire l’histoire. Quand apparaît tel récit ? A-t-il reçu des influences ? Peut-on y repérer des emprunts à d’autres récits antérieurs ou voisins ? Bien souvent, si l’on procède ainsi, on se surprend à trouver des ressemblances de détail ou d’ensemble entre des récits provenant d’endroits très différents, et l’on peut alors en faire une cartographie. Si l’on compare certains mythes en élaguant un peu les détails, en mettant de côté les noms des héros, des héroïnes, des dieux, etc., on remarque qu’ ils peuvent avoir le même squelette, mais que dans l’un d’eux l’histoire va se passer le jour, alors que dans l’autre ce sera pendant la nuit. Ou bien le rôle tenu par un héros dans l’un sera tenu par une héroïne dans l’autre. Chaque récit inverse donc l’autre, et l’inversion qui permet de les mettre en rapport est ainsi l’un des concepts utilisés pour analyser les mythes. Une autre approche est l’aréologie, qui consiste à étudier la répartition de récits aujourd’hui très répandus dans le monde. Cela permet parfois de reconstituer une grande partie de leur préhistoire et de retrouver, derrière les multiples formes de certains mythes, une organisation géographiquement cohérente, pouvant témoigner d’anciennes migrations, pour certaines datées du Paléolithique.

Corée : Le Samseonghyeol ou « trou des trois clans », lieu d’émergence des trois ancêtres des habitants de l’île de Jeju.
Corée : Le Samseonghyeol ou « trou des trois clans », lieu d’émergence des trois ancêtres des habitants de l’île de Jeju, où un culte leur est rendu chaque année depuis le seizième siècle (JJLQ)

Quels sont les principaux mythes anthropogoniques ?

Les mythes anthropogoniques, c’est-à-dire ceux qui exposent l’origine de l’humanité, peuvent être regroupés en une douzaine de catégories, dont la fréquence et la répartition diffèrent grandement.
Parmi ces récits, celui de l’Émergence primordiale est le plus répandu de tous ceux que les ethnographes et voyageurs ont pu recueillir. Il raconte l’émergence dans ce monde d’êtres qui existaient déjà auparavant dans un autre et qui sont d’origine chthonienne, c’est-à-dire  souterraine. Ils sont apparus à la surface en passant par un trou du sol, perforé par un animal-guide ou un arbre, ou par une grotte d’où sont également issus les animaux. Sa très large répartition conduit à y voir l’un des plus anciens mythes connus. Dans la région des monts Tsodilo, au Botswana, on m’a monté un trou dans le sol en m’expliquant que les premiers humains et les premiers animaux vivaient autrefois tout au fond, sous la terre, mais qu’un jour ils en sont sortis, et comme à cette époque les roches étaient encore molles, elles ont conservé leurs traces, encore visibles aujourd’hui. En Amérique du Nord, un ami Hopi m’a raconté pratiquement la même histoire pour expliquer l’origine de son peuple, et l’on m’a de nouveau fait un récit comparable dans l’île de Jeju en Corée, où, là aussi, on m’a montré le trou de l’émergence primordiale.
Né en Afrique, ce mythe de l’Émergence s’est répandu dans le monde en même temps que les Humains anatomiquement modernes qui ont quitté ce continent au Paléolithique. Cette sortie ne s’est pas faite en une fois. On pense que plusieurs petits groupes sont partis à des époques différentes, avec leurs mythes, leurs langues et leurs coutumes, pour atteindre la péninsule cantabrique il y a environ 45 000 ans. Ce récit formait donc une part essentielle de l’ontologie des artistes qui, au Paléolithique final, se sont introduits dans les grottes pour y peindre ou graver des images qui, peut-être, l’évoquaient rituellement. Il apparaît finalement que, malgré la diversité de ses variantes actuelles, ce récit, qui participe de l’aventure continue de l’humanité, accompagna nos ancêtres pendant des dizaines de millénaires… et qu’il est toujours raconté de nos jours !

Bertram Tsavadava, porteur des traditions du Clan du Maïs, explique que les gravures rupestres de Birthing Rock, dans l’Utah (États-Unis), représentent le mythe de l’Émergence primordiale de ses ancêtres Hopi.
Le 10 mai 2014, Bertram Tsavadava, porteur des traditions du Clan du Maïs, explique que les gravures rupestres de Birthing Rock, dans l’Utah (États-Unis), représentent le mythe de l’Émergence primordiale de ses ancêtres Hopi (Photo JLLQ).

Quels sont les autres mythes d’origine de l’humanité ?

L’une de ces origines est céleste. On conte alors que les humains sont un jour tombés des cieux, ou qu’ils en sont descendus par une corde, une échelle, une liane ou un fil d’araignée. Les premiers humains peuvent aussi être d’origine animale, en particulier lorsqu’ils sont nés d’un œuf, selon une histoire commune par exemple chez les Dayan en Indonésie. Ou encore issus de végétaux: chez les Apinaye du Plateau brésilien, Soleil et Lune, premiers occupants de la Terre, firent une plantation de courges, et, lorsqu’elles furent mûres, ils les mirent dans l’eau sous le petit pont qui franchissait le plus proche cours d’eau, et là elles se changèrent en êtres humains.
Une étymologie populaire fait d’Adam « Le Glébeux » ou « Le Glaiseux », puisque YHWH (tétragramme désignant le Créateur) modela l’homme avec de la poussière tirée de l’humus (Genèse 1, 26; 11, 7). C’est un exemple de mythe de création par coroplastie – terme tiré du nom des sculpteurs de figurines féminines en argile, appelés coroplastes en Grèce ancienne (du grec ancien κόρη, kórê: « jeune fille »).
Un autre mythe, largement répandu dans l’hémisphère nord, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Monde, est celui du Plongeon cosmogonique, apparu en Eurasie avant de se répandre en Amérique du Nord. Plus rares sont les origines aquatiques, d’engendrement par un couple primordial ou encore de création à partir de squames divines.
Ce petit nombre de types de mythes anthropogoniques, et le fait que leur distribution géographique varie grandement de l’un à l’autre, interdit de rechercher l’origine de ces récits dans la psyché individuelle, et encore moins dans ces hypothétiques archétypes qui, selon le psychiatre Carl Gustav Jung, seraient susceptibles d’apparaître à toute époque, en tout lieu, en toute culture. L’étude de leur répartition sur les cartes suffit à se convaincre qu’il n’en est rien.

Existe-t-il des mythes universels ?

Les mythes disent toujours le vrai dans le groupe qui les tient pour fondateurs, et pourtant, dans leur infinie variété, ils diffèrent profondément les uns des autres, c’est pourquoi aucun d’eux ne peut prétendre détenir une vérité universelle. De ce point de vue, par exemple, la « genèse » biblique ne diffère en rien des milliers d’autres histoires qui se rencontrent de par le globe sur l’origine du monde, et je ne vois aucune raison objective de la privilégier plus qu’une autre : il existe des « genèses » amérindiennes ou océaniennes tout aussi riches et poétiques.
Idéalement, si l’on voulait prouver qu’un mythe est universel, il faudrait étudier toutes les cultures du monde et démontrer qu’il est attesté partout, y compris dans toutes celles qui ont disparu. En pratique, il est impossible de démontrer une telle universalité. En fait, il y a beaucoup plus simple : c’est de trouver des contre-exemples. Plutôt que de chercher à démontrer l’universalité de la chose, je vais regarder là où elle n’existe pas. Prenons l’exemple de la Terre-Mère que nous considérons comme tellement « naturelle » qu’elle nous semble universelle. Mais à chaque fois qu’une chose vous paraît « naturelle », dites-vous bien qu’il faut vous méfier, car en ce domaine, pratiquement tout ce qui paraît « naturel » est en réalité culturel. Dans cet exemple de Terre-Mère, si l’on regarde la mythologie de l’Égypte Ancienne, les divinités de la terre et du ciel s’appellent Geb et Nout. Sur les fresques, la divinité représentant le terre est allongée, et la céleste est par-dessus, faisant une espèce de pont avec son corps. Mais c’est LE terre, puisqu’il a un magnifique phallus dressé vers le ciel pour féconder LA ciel! Et il n’y pas que chez les anciens Égyptiens que la terre est masculine. En Asie du Sud-est, chez les Kachins, une population bien étudiée et dont on connaît bien la mythologie, c’est la même chose : la Terre est là aussi un être masculin ! Donc, on repassera pour la Terre-Mère comme archétype universel… On peut suivre la même démarche pour tous les archétypes, et l’on s’aperçoit alors que les « archétypes », cela n’existe pas. Et que tout ce qui nous paraît évident n’est pas forcément la vérité.

Vous souhaiteriez introduire l’étude de la mythologie à l’école.

Oui. Lorsqu’un groupe humain a une explication du monde, il n’a pas envie d’en changer et considère que son propre discours sur le monde est le meilleur possible pour le monde entier : cela s’appelle l’ethnocentrisme. Or, ce n’est que tardivement, souvent par hasard, en rencontrant d’autres groupes humains que l’on peut s’interroger sur notre vision du monde et réaliser que notre manière de voir le monde n’est pas la seule possible. En prenant ainsi de la distance avec sa propre mythologie, on devient beaucoup plus serein, on est plus apte à examiner les dissemblances dans les différents récits du monde et à ne pas condamner à priori toute narration qui serait différente de la nôtre. C’est pourquoi j’estime qu’enseigner la mythologie aux enfants permettrait de désamorcer des conflits qui sont basés sur des mythes différents. Certes, la science est d’une autre nature, mais ce qui nous réunit tous est cette nécessité de raconter quelque chose sur l’origine du monde et des humains. L’étude des mythes nous aide à écrire la longue aventure d’une commune humanité qui les transmet encore et toujours… ne serait-ce que pour le plaisir d’écouter une belle histoire.

Interview réalisée par Brigitte Postel

Parue dans le n° 5 de Natives, des Peuples, des Racines https://www.revue-natives.com/

Lire
« L’Origine de l’humanité selon les mythes » Variations sur l’histoire de l’humanité. Préface Yves Coppens, Paris : La Ville Brûle, 2018
« Dictionnaire critique de mythologie », co-signé avec Bernard Sergent. CNRS Editions.
Pour les enfants : « On n’est pas au centre du monde » Claire Cantais – Jean Loïc Le Quellec. La Ville Brûle.